Jean Vigo, l’étoile filante : l’intégralité de son oeuvre  restaurée enfin sur grand écran

Jean Vigo, l’étoile filante : l’intégralité de son oeuvre restaurée enfin sur grand écran

C’est grâce à un travail conjoint entre la société de distribution Malavida et Gaumont que l’oeuvre indispensable de Jean Vigo retrouve le chemin des salles, près de 90 ans après sa mort prématurée en 1934, à seulement 29 ans. Quatre films s’offrent ainsi dans une version restaurée 4K qui rend parfaitement hommage aux choix esthétiques et aux nombreuses audaces formelles du cinéaste : les courts métrages A propos de Nice (1930), Taris ou la natation (1931) et Zéro de conduite (1933), et le long métrage L’Atalante (1934).

Il est difficile d’écrire quelque chose de véritablement neuf sur Jean Vigo, cinéaste devenu « culte », dont l’oeuvre fulgurante a marqué plusieurs générations de cinéphiles, et qui demeure encore aujourd’hui synonyme d’inventivité et de renouveau, jusque dans le prix qui porte son nom et qui couronne chaque année des réalisateurs ou réalisatrices pour leur indépendance d’esprit ou leur originalité. Pourtant, s’il est bien un élément qui ne cesse d’interpeler le spectateur qui redécouvre son oeuvre en 2021, c’est l’indéniable modernité de son style comme de ses intentions et de son propos.

A propos de Nice, par exemple, est un documentaire immersif qui joue sur le montage pour créer son propre récit, et proposer un commentaire ironique et moqueur d’un certain mode de vie (les « oisifs » qui prennent le soleil sur la promenade des Anglais). Ses choix audacieux de prises de vue (et notamment son utilisation de la contre-plongée) participent à la déconstruction que Vigo fait de ces scènes en apparence anodine. La critique sociale est ainsi omniprésente, que cela soit dans l’alternance des protagonistes (des riches promeneurs à cet enfant malade filmé fugacement au milieu d’un quartier populaire) comme dans la juxtaposition des mêmes postures et occupations de promeneurs souriants, plongés dans la lecture d’un journal, ou même endormis paisiblement au milieu de la foule. L’absence de son direct (c’est une musique jazzy de Stephen Horne et Frank Bockius qui accompagne les images) renforce la sensation de décalage en brisant l’approche de simple reportage documentaire (filmer le réel tel qu’il est) au profit d’une lecture analytique immédiatement politique.

Taris ou la natation aurait dû être le premier volume d’une série sur le sport, commandée à Jean Vigo par la Gaumont, et qui restera finalement sans suite. Le réalisateur avait d’ailleurs très vite renié ce portrait du champion de France Jean Taris. On y retrouve pourtant son goût pour l’élément liquide (l’eau de la piscine étant filmée le plus souvent en plongée, mais aussi en vues sous-marines), les effets formels (rallentis, surimpressions, pellicule passée à l’envers) et bien sûr un regard extrêmement acide qui transforme un portrait anodin en acte presque surréaliste. Les commentaires techniques du nageur, en off, mêlés aux incessants clins d’oeil potaches opérés par le montage (la chanson « Maman les petits bateaux en ouverture », la nageuse et sa bouée « au secours »….), prennent alors une signification presque lunaire.

Des trois courts métrages de Jean Vigo, Zéro de conduite est évidemment le plus connu. Censuré dès sa création (pour « dénigrement de l’instruction publique »), il dut attendre 1945 pour obtenir son visa, et connaître le succès. Presque 90 ans plus tard, on est abasourdi par la liberté radicale de ce grand film anarchiste, d’une drôlerie jubilatoire, qui met en scène une poignée d’enseignants fantoches et rabougris pris de court par la vitalité et l’inventivité d’une jeunesse refusant catégoriquement de jouer le jeu de l’autorité et de la hiérarchie. On peut bien sûr y voir un hymne à la rebellion et au refus des carcans de toutes sortes comme une métaphore du nécessaire vent de renouveau venant souffler à intervalles réguliers sur le cinéma depuis ses origines. Dans les deux cas, Jean Vigo refuse toute tiédeur confortable, tout compromis de circonstances, et livre un pamphlet d’une justesse et d’une modernité assez décoiffantes.

Chaque séquence semble filmée comme un ballet virevoltant et un rien désordonné qui illustre avec délectation le sentiment libertaire partagé par les jeunes héros. Ce n’est pas un énième « zéro de conduite » qui va leur faire peur, et ils opposent à l’injustice de leurs maîtres une solidarité sans faille et d’irrésistibles représailles en bande organisée. Au-delà de l’opposition classique entre professeurs et élèves, soit entre dominants et dominés, les autres thèmes sous-jacents sont particulièrement audacieux pour l’époque : homosexualité, pédo-criminalité, appel à l’insurrection… Le tout dans un style cinématographique sous influence expressionniste, qui rend aussi bien hommage à Charlie Chaplin (qu’imite sans cesse le « pion », seul adulte sympathique du film) qu’au dessin animé.

Enfin, il n’est pas besoin non plus de présenter L’Atalante, unique long métrage de Jean Vigo qui, malgré des mutilations à sa sortie, figure en bonne place dans toutes les listes de cinéphiles pour sa poésie, son humour et sa sensualité. De cette histoire d’amour entre une jeune femme rêveuse et naïve et un marinier chic type mais un brin jaloux, le cinéaste tire une déambulation cotonneuse (ah, les séquences dans la brume !) qui embrasse à la fois les réalités concrètes de la vie dans une péniche, les préoccupations sociales de l’époque et les élans passionnés des deux tourtereaux. Le cocasse, voire l’étrange, et le quotidien le plus banal se côtoient à bord de l’Atalante, dans laquelle il y a toujours des corvées à faire, mais où l’on croise aussi l’inconnu, le merveilleux et l’inquiétant par l’intermédiaire des « trésors » collectionnés et parfois même fabriqués par le Père Jules.

S’il ne fallait retenir qu’une seule séquence, ce serait bien évidemment celle du rêve partagé par les deux amoureux séparés, à grands renforts de surimpressions, qui par sa sensualité explicite joue effrontément avec la censure de l’époque. Mais il y en a bien d’autres, des scènes sous-marines (avec apparition fantomatique de l’aimée) à celles de la guinguette, sans oublier cette incroyable ouverture qui voit les tout jeunes mariés rejoindre la péniche presque en courant, comme pour échapper aux contraintes viles du réel, et s’inventer enfin un monde à eux. On notera une fois encore la modernité des thèmes abordés par Jean Vigo, qui interroge la question d’une intimité compliquée par les contraintes matérielles et sociales, tourne les puissants en ridicule, et fait triompher la solidarité et l’amour envers et contre tous.

Fiche technique
Jean Vigo, l'étoile filante
Version restaurée en 4K par Gaumont de A propos de Nice (1930), Taris ou la natation (1931), Zéro de conduite (1933), et L'Atalante (1934)
Distribution par Malavida. 
Sortie française : 29 septembre 2021