Rotterdam 2022 : Eami de Paz Encina, splendide Tigre d’or en immersion avec le peuple Ayoreo

Rotterdam 2022 : Eami de Paz Encina, splendide Tigre d’or en immersion avec le peuple Ayoreo

C’est déjà l’heure du palmarès pour le festival de Rotterdam qui a ouvert ses portes le 26 janvier dernier pour une édition à la fois en salles et en ligne. Eami de Paz Encina, documentaire hybride qui nous plonge au coeur de la forêt du peuple autochtone Ayoreo, remporte le Tigre d’or. Le jury composé de Zsuzsi Bankuti, Gust Van den Berghe, Tatiana Leite, Thekla Reuten et Farid Tabarki a souligné la « force » du film ainsi que ses aspects visuels, politiques et poétiques.

Dans le langage du peuple Ayoreo Totobiegosode, Eami signifie à la fois “la forêt” et “le monde”, exprimant ainsi toute la complexité et la force du rapport entre cette civilisation autochtone d’Amérique du Sud (qui vit dans le Chaco, au nord du Paraguay) et son habitat d’origine. C’est aussi le prénom du personnage qui nous sert de guide dans ce film hybride, documentaire, poétique et onirique, qui nous plonge dans l’histoire des Ayoreos. 

Une histoire non pas théorique, constituée de dates, de noms ou de faits, mais une histoire sensorielle, mythologique et humaine, imaginée comme un témoignage immersif dans la culture et la pensée des Ayoreos. Le récit repose ainsi sur un double mouvement, primordial pour les membres de l’ethnie : une captation sensible de leur environnement et une place prépondérante donnée à leur parole.

En effet, la réalisatrice Paz Encina ne s’exprime jamais à la place de ses personnages, et résiste fermement à la tentation d’expliquer ou d’argumenter. Peut-être parce que le destin des Ayoreos résonne violemment avec celui d’autres peuples autochtones eux-aussi bafoués, spoliés et exterminés. Il faudra donc faire ses propres recherches pour retracer les grandes lignes de leur histoire et de leur combat toujours prégnant contre la déforestation – actuellement la plus violente au monde, avec 35 hectares détruits toutes les heures. En revanche, le cinéma, lui, est partout dans le film, qui invente sa propre manière de faire corps avec son sujet.

Cela passe par le regard porté sur la nature, qui n’est jamais filmée comme un décor “cosmétique”, mais comme une entité vivante, qui a sa propre voix à porter : les arbres qui bruissent, le vent qui souffle (il apporte des prophéties), la lumière qui baigne les visages, les ondes qui dansent à la surface de l’eau, la plage qui se laisse peu à peu envahir par l’obscurité. Paz Encina filme ce à quoi l’on ne prête d’ordinaire pas attention, en enregistre les nuances et les plus petites inflexions, en fixe les sonorités. Elle capte une parole inaudible et méprisée, pour la sauvegarder de la destruction où la plonge la modernité.

De la même manière, elle laisse les mots des Ayoreos habiter son film en une symphonie de voix qui racontent chacune sa vérité. Ici, c’est la réalité crue : le vol des terres, l’exil forcé, la peur, la mort et la colère. Là, c’est le conte : le dernier voyage de la petite Eami dans sa forêt qu’elle s’apprête à quitter pour toujours. Et tout autour, c’est le mythe : l’asoja, la déesse-oiseau, qui survole son territoire et en collecte souvenirs et images qu’elle fait resurgir peut-être pour la dernière fois.

En tant que spectateur, on a la sensation cruelle d’observer un monde en train de disparaître sous nos yeux impuissants, et avec lui, un peu de notre âme collective s’éteindre – une nouvelle fois. Le film ne fait pourtant jamais la part belle au pathos, ni au misérabilisme. Ce qu’il convoque, c’est au contraire la grandeur d’un peuple, dans un effort désespéré d’empêcher l’ultime affront : celui de l’oubli.