Kirill Serebrennikov revient seulement un an après La Fièvre de Petrov avec un film librement inspiré de la vie d’Antonina Milioukova, qui partagea brièvement l’existence du grand compositeur russe par ailleurs homosexuel. Il fait donc de l’obsession amoureuse à sens unique, et confinant à la folie, le sujet une nouvelle fois fiévreux de son cinéma virtuose et transcendant. Car c’est bien à une magistrale leçon de cinéma que l’on assiste, durant les 2h23 que dure le film, quitte à nous faire parfois oublier les enjeux dramatiques du récit.
Plans séquences d’une précision millimétrée, caméra flottante comme en suspension dans les airs, cadres vertigineux qui ne cessent d’écraser ou de contraindre les personnages, composition picturale des scènes, sublime travail sur les tonalités chromatiques (grises et froides, parfois bleutées, plus rarement dorées dans les rares moments d’apaisement)… formellement, Serebrennikov semble au sommet de son art. Le cinéaste utilise toute la palette de son langage cinématographique pour nous plonger (presque physiquement) dans les tourments sombres et désespérés de son personnage principal qui navigue (comme dans ses films précédents) entre réalité et fantasme, cauchemar et hallucination.
On a presque l’impression d’une succession de tableaux aux images quasi sidérantes, qui racontent – comme les chemins de croix des églises catholiques – le parcours intérieur de son personnage : de son enthousiasme amoureux sublimé par un déchainement d’instruments à cordes à l’étincelle d’espoir qui jaillit lors des deux visites de Tchaïkovski, dans une pièce où perce fugacement un rayon de soleil, d’une scène de réconciliation idyllique dans la blancheur éclatante de la neige à une longue et déchirante danse en forme de transe qui exprime les derniers soubresauts de douleur qui l’habitent. On étouffe presque à chaque plan, aux prises avec une absence d’espoir et de lumière qui se confondent.
La construction du récit, tout en ellipses temporelles, ne cesse de rebattre les cartes de la narration, et confirme que le film se veut moins un portrait basé sur la réalité qu’une symphonie de moments et d’émotions qui racontent non pas des faits mais un état mental. Car si le film épouse complètement le point de vue de la jeune femme (magistralement interprétée par la formidable Alyona Mikhailova), et donne à voir une condition féminine bien peu reluisante dans la Russie du XIXe siècle, il ne fait en effet pas tant d’Antonina Milioukova une énième victime du patriarcat qu’une allégorie de l’aliénation au sens large, irrépressible et irrationnelle, qu’elle définit trompeusement par le nom d’amour, mais qui tient beaucoup plus d’une forme de ferveur radicale et butée, d’une exigence d’irréprochabilité, d’une exhortation à faire ce qui est juste, toutes induites par une société à la fois hypocrite (sur la question de l’homosexualité) et engoncée dans les croyances et les traditions (par le biais notamment de la religion).
Il ne se situe ainsi à aucun moment sur un plan moral et s’interdit de faire de Tchaïkovski le « monstre » de l’histoire, tout au plus une autre victime d’un système qui broie joyeusement les individus, et les amène à reproduire inlassablement la violence qui s’exerce sur eux. Au finale, les deux personnages se débattent chacun de leur côté avec une situation d’emblée impossible et douloureuse. C’est pourquoi il serait probablement réducteur de ne voir dans cette histoire de couple qu’une simple variation sur le thème de l’amour passionnel, et l’on ne peut s’empêcher de faire une lecture plus politique de cette impossible cohabitation entre deux êtres qui ne peuvent pas se comprendre, liés et contraints par une loi qui nie leurs désirs respectifs, aliénés l’un à l’autre pour des raisons contraires, et qui finalement se rejoignent dans leur absence de résolution possible.
En cela, La Femme de Tchaïkovski s’inscrit à la perfection dans l’oeuvre de Kirill Serebrennikov qui ne cesse de revisiter l’histoire de la Russie pour mieux en décortiquer les failles et les travers. En s’attaquant au compositeur, il se confronte à une légende nationale qu’il dépeint sous des traits imparfaits, et donc éminemment humains. Le talent, ou même le génie, n’empêche ni la lâcheté, ni les erreurs de jugement, ni même la cruauté. Seule une société moderne, bienveillante et ouverte peut les contrecarrer.
Fiche Technique La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov (Russie, 2022, 2h23) Avec Alyona Mikhailova, Odin Lund Biron, Miron Fedorov... En compétition