Chez Arnaud Desplechin, les relations humaines – sentimentales, amicales ou même familiales – sont presque toujours au centre du récit. Presque quinze ans après Conte de Noël, il revient précisément au sujet de la famille, et plus particulièrement de la fratrie, comme le laisse deviner ce titre d’une extrême simplicité : Frère et soeur, qui sonne ici un peu comme l’expression « chien et chat », utilisée pour qualifier des individus qui sont incapables de s’entendre. Et effectivement, dès l’ouverture, Louis, le frère incarné par Melvil Poupaud, hurle sur son beau-frère et surtout sur sa soeur (Alice – Marion Cotillard), venus lui présenter leurs condoléances suite au décès de son fils. On comprend rapidement que sa réaction n’est pas aussi gratuite qu’elle pourrait paraître, puisqu’eux-mêmes l’avaient littéralement effacés de leur vie depuis une quinzaine d’années. Ambiance.
Le gros du récit se déroule cinq ans après cette introduction sur les chapeaux de roue. Leurs parents ayant été victimes d’un grave accident, Alice et Louis sont contraints de se relayer à leur chevet, tout en prenant bien garde de ne jamais se croiser. On suit alors en parallèle la manière qu’a chacun de gérer cette double situation : la mort annoncée des parents et la présence fantomatique de cet autre qui les fait souffrir.
Ce qui déconcerte au premier abord, c’est qu’Arnaud Desplechin choisit une écriture heurtée qui donne l’impression d’une suite de scènes sans liant, souvent interrompues, et qui ne débouchent sur rien, quand elles ne semblent pas carrément anecdotiques. S’y mêlent les bons mots des uns, la fragilité des autres, quelques flashback joliment amenés, des morceaux de bravoure, des tentatives d’explication qui tournent court… Le rythme en paraît relâché, presque paresseux, comme si le cinéaste s’échinait à tenir son sujet à bout de bras, par peur de se laisser happer par lui.
C’est sans doute pourquoi on a le sentiment d’un film en demi-teinte, qui se dérobe beaucoup, et qui malgré tout a suffisamment de fulgurances pour hanter le spectateur. On retient par exemple cette magnifique scène dans laquelle Louis demande à son père pourquoi il a laissé la haine s’installer entre sa sœur et lui, dans un ultime effort pour enfin crever l’abcès. Ou lorsqu’il met son neveu face à ses contradictions, laissant paraître derrière sa carapace de trublion insensible le désarroi et la douleur qui l’habitent. Mais ce qui nous saisit finalement le plus, c’est l’idée de cette haine si forte et si soudaine, si irrationnelle aussi, qu’elle échappe à celle qui la ressent, jusqu’à devenir une torture qui ne la quitte plus, comme malgré elle. Il s’agit presque d’une malédiction qui les ronge l’un et l’autre, et que le film cherche moins à expliquer rationnellement qu’à dépeindre de manière quasi impressionniste.
Comme toujours dans son cinéma, cela passe beaucoup par les dialogues, dans lesquels les personnages tentent de mettre des mots sur leurs blessures et de les panser (les penser, aussi), comme dans une thérapie collective et permanente. Peut-être trop, parfois, quand les échanges semblent exagérément surécrits.
On peut aussi déplorer que les deux personnages principaux soient aussi déséquilibrés : autant on éprouve de l’empathie pour Louis, le frère paria, autant on a le sentiment qu’Alice, est, elle inutilement chargée : jalouse, égoïste, mesquine… Elle est si volontairement antipathique que le film semble parfois un réquisitoire à charge plus qu’une observation fine des délicats rouages des relations fraternelles et des émotions humaines en général. Le trait est également forcé quand il s’agit de caractériser leur place dans la famille : Alice est dictatoriale, Louis est de bonne composition. Elle est en permanence dans le non-dit, refusant l’échange, il est celui qui cherche continuellement à renouer un dialogue et à réparer ce qui peut l’être. Pour caricaturer, l’homme raisonne quand la femme est irrationnelle. Pour avoir plus de force, leur histoire aurait pourtant mérité plus de nuances, et aurait sans doute gagné à éviter le piège du réglement de comptes à sens unique.
Fiche technique Frère et soeur d'Arnaud Desplechin (France, 2022, 1h48) Avec Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Golshifteh Farahani, Patrick Timsit... En compétition