Cannes 2022 | Pacifiction d’Albert Serra, fantasme cinématographique

Cannes 2022 | Pacifiction d’Albert Serra, fantasme cinématographique

PacifictionTourment dans les îles – pourrait être un polar politique sombre et anxiogène autour de la tenue de nouveaux essais nucléaires dans le Pacifique, et de leurs conséquences. Mais il n’en a en réalité que les contours, se rapprochant plus d’une expérience mentale sur fond de menace diffuse que d’un thriller à suspense. Après avoir lancé le film sur la piste atomique (via la rumeur persistante d’un sous-marin croisant au large de Tahiti), Albert Serra s’évertue en effet à gommer tout ce qui pourrait ressembler à une intrigue, voire à de la narration.

Comme il l’explique lui-même, le réalisateur catalan tourne beaucoup (540 heures de rushes dans ce cas précis) et garde ensuite uniquement ce qui lui plait, sans souci de cohérence : « Tant pis pour la narration », explique-t-il dans le dossier de presse du film. « De toute façon mon énergie ne se situe pas du côté de la dramaturgie, c’est toujours par hasard (…) si celle-ci finit par apparaître. »

C’est cette méthode de travail particulière qui permet ce résultat hypnotique et flottant qui donne l’impression de vivre le film dans la tête du personnage principal, le Haut-Commissaire de la République De Roller (équivalent d’un préfet en Polynésie française), avec ce que cela sous-entend d’effets grossissants ou déformants. Se succèdent alors des scènes qui valent toutes pour elles-mêmes (une conversation politique avec des représentants locaux, une soirée dans un cabaret local, un discours honorifique) et forment en même temps entre elles un spectre narratif captivant.

On voit tour à tour le représentant de l’Etat présenter un visage débonnaire, se lancer dans l’un de ces discours technocratiques dont notre époque a le secret (entre aphorismes fumeux, banalités doctes et discours pontifiant de celui qui s’écoute parler), baisser sa garde lors de monologues fiévreux, devenir soudain menaçant. Plonger dans une forme de paranoïa qui contamine résolument le film. Car si la première partie est constituée de longs échanges non dénués d’humour, la seconde glisse doucement dans une contemplation sensorielle hallucinée qui enchaîne les passages purement formels, comme cette longue et magnifique séquence nocturne, qui semble se prolonger indéfiniment, durant laquelle les visages des protagonistes sont simplement nimbés d’une irréelle lumière bleutée.

Il y a quelque chose de l’ordre de l’éloge du flou dans la manière dont Albert Serra travaille sa narration sous la forme de pointillés, d’échos, de touches infimes, et de beaucoup de zones d’ombre. Comme face à une oeuvre impressionniste, on devine les grandes lignes de l’image générale, réduites à leur essence, mais les détails ne cessent de se dérober à nos yeux, faisant surgir une autre représentation sensible du monde. Même les lieux qu’il filme sont tantôt fantomatiques (le port, le cabaret), tantôt des décors qui renvoient leur propre imaginaire, comme cette vague épique au milieu d’un océan bleu lagon, ou cette île isolée où le Haut-Commissaire abandonne avec brio sa secrétaire, dont on a appris auparavant qu’elle ne lui était pas suffisamment « loyale ». 

En filigrane, Pacifiction bruisse de sens et d’idées. Par exemple, le portrait de De Roller (magistralement incarné par Benoit Magimel qui lui fait une prestance à la Depardieu, massif et puissant, et en même temps souple et aux aguets comme un chat) renvoie aux questions de pouvoir, de rapports de force et de politique. Il évoque l’histoire complexe de la France avec ses collectivités d’outre-mer, et le relent de néo-colonialisme qui va avec. Il ravive aussi la mémoire indélébile des essais nucléaires et livre le discours ultime sur la folie de la guerre, dans ce qui est vraisemblablement LA grande démonstration de cynisme du festival.

Albert Serra s’affranchit ainsi des cadres parfois figés dans lesquels il a pu enfermer son travail par le passé (on songe à son dernier opus, Liberté) et permet à la beauté fulgurante de son esthétique formaliste de s’épanouir sur une juste durée. Aux confins de la paranoïa et du nihilisme le plus désespéré, il offre presque trois heures de cinéma brut et total.

Fiche technique
Pacifiction, Tourment sur les îles d'Albert Serra (Espagne, 2022, 2h43)
Avec Benoit Magimel, Pahoa Mahagafanau, Sergi Lopez, Marc Susini, Cécile Guilbert...
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