Les trois blockbusters « à star » de l’été 2022 sont incarnés par Tom Cruise, Brad Pitt et Ryan Gosling. Trois stars de générations différentes. Le premier est « né » dans les années 1980, le deuxième la décennie suivant, alors que le troisième n’a émergé qu’au XXIe siècle. Trois masculinités qui ne se ressemblent pas non plus. Mais surtout trois acteurs au jeu et aux choix cinématographiques très distincts. Tom Cruise a réalisé le hold-up en salles de l’année avec la suite de son hit eighties. Top Gun : Maverick a attiré 6 millions d’entrées en France et empoché pas loin de 700M$ de recettes aux USA. Clairement, il ne joue pas dans la même catégorie. Oscarisé en tant que producteur et en tant qu’acteur, Brad Pitt récolte entre 400 et 600M$ dans le monde avec ses quatre plus gros hits. Ryan Gosling n’a atteint ce cap qu’avec un seul film (Blade Runner 2049).
Valeurs sûres
Pourtant Top Gun : Maverick aurait du nous donner un avant goût de ce qu’allait être l’été américain post-Covid. Son succès, auxquels s’ajoutent les suites de Jurassic World (reboot de Jurassic Park, années 90), de Doctor Strange et Thor (MCU qui n’en finit plus de se démultiplier), et de Minions (spin-off de Moi, Moche et Méchant) nous ont bien fait comprendre que le vintage était hype. Qui aurait cru qu’Elvis Presley serait la star musicale estivale en 2022?
Pas étonnant alors de retrouver Pitt et Gosling briller respectivement dans Bullet Train et The Gray Man, des films coûteux aux allures de déjà vu, aussi épatants et amusants soient-ils. Et si les critiques ont fait la moue, surtout avec The Gray Man, qui, certes, manque d’originalité, le public a plutôt suivi leurs éculubrations. Bullet Train a rapporté 150M$ dans le monde en moins d’un mois et The Gray Man est devenu le film le plus vu sur Netflix cette année.
Ironiquement, les deux films s’inscrivent dans une longue lignée d’influences, et les deux acteurs jouent une partition assez similaire.
Héritier de Jason, Ethan et James
Débutons avec The Gray Man des frères Russo. Film d’espionnage aux quatre coins du monde, avec un tueur à gages hyper doué mais renégat et traqué par ses employeurs, le pitch fait écho de manière très rapprochée à la franchise Jason Bourne (l’amnésie en moins mais le trauma d’enfance en plus, le super-soldat qui se retourne contre son employeur étatique) et à la saga Mission : Impossible (en équipe réduite). Rien de neuf dans le genre (trahison, taupe, action, loyauté, etc…). Gosling porte le bouc à merveille. Les méchants sont plutôt glabres et surtout moustachus (Chris Evans semble aimer les rôles de salauds depuis Knives Out).
On joue sur la diversité, le cosmopolitisme (la menace est forcément mondialisée, l’empreinte carbone n’est donc pas calculée), et l’art de la guerre (tactique et armes). Ça pétarade de partout (surtout à Prague) dans une esthétique qui rappellera les James Bond (des décors aux moyens de transport). Le casting est forcément all-stars (Ana de Armas, bien mieux utilisée que dans le dernier 007), René-Jean Page (loin des Chroniques de Bridgerton), Alfre Woodward et Billy Bob Thronton pour la caution vétérans de qualité, ou encore la star kollywoodienne V Danush. Rien de plus classique.
On nous balade dans une spirale aventureuse et périlleuse, dans une guerre d’égos castagnante, où le mâle fait le coq pour prouver qu’il en a. C’est efficace, divertissant, nullement audacieux. Ryan Gosling est impeccable malgré le manque de profondeur de son personnage et une psychologie à deux balles. Les séquences d’action impressionnantes rappellent tous les films qu’on vient déjà de citer. Dur de se renouveler. Contrairement à Jason Bourne qui avait su innover la mise en scène de ce genre de films, à Mission : Impossible qui a appris à disproportionner ses coups d’éclat, et à James Bond qui a dérivé vers une atmosphère tragique, The Gray Man, en attendant ses suites, ne repose sur aucun de ces éléments, ne réussissant pas à installer un enjeu humain autre que le sauvetage d’une gamine, en plus de l’intrigue abracadabrantesque. Ryan Gosling peut déployer tout son talent, cela ne suffit pas à en faire un héros auquel on s’attache (pour l’instant) contrairement à ce qu’ont pu faire Matt Damon, Tom Cruise et Daniel Craig dans leurs sagas.
Bouc contre moustache
C’est là que se distingue Brad Pitt. Il faut dire qu’il a de la bouteille. Il paraît toujours plus jeune qu’il ne l’est. Mais, immédiatement, dès les premiers plans de Bullet Train, la star impose son style et créé une empathie avec le spectateur. On ne peut pas détester ce tueur à gages surnommé Coccinelle (Ladybug), rempli de névroses, qu’il soigne en abusant d’une relation confessionnelle au téléphoneavec sa référente (Sandra Bullock, guest forcément classe) et de mantras issus de livres de développement personnel. Le loup se voudrait agneau (un peu comme Baraccuda dans L’agence tous risques). Lui aussi a un bouc (et son meilleur adversaire, Aaron Taylor-Johnson (délectable en duo avec l’irrésistible Brian Tyree Henry), porte également la moustache. Le poil est tendance. Là encore, comme Gosling, Pitt est missionné pour de sales affaires, avec permis de tuer si ça tourne mal (or ça vire au cataclysme évidemment). Et à l’instar de Jason Bourne et de The Gray Man, Ladybug aimerait bien lâcher son métier. Et que dire de l’enjeu (un fichier numérique dans The Gray Man, une malette dans Bullet Train) est résumé à un McGuffin anodin (comprendre : on s’en fout de ce que c’est) que tout le monde s’arrache.
Bullet Train, cependant, voyage dans d’autres sphères : un huis-clos dans un train (c’est plutôt dernier train pour Kyoto que dernier train pour Busan ici), ce qui a souvent conduit à des scènes homériques dans les James Bond et Mission: Impossible. On n’est pas loin du Transperceneige (une BD avant d’être un film et une série). Logique puisque le film s’apparente davantage à une bande dessinée, au look manga. Parlant de manga, Japon oblige, on notera la forte référence à Tarantino, et pas seulement Kill Bill. Même si cette influence est évidente, notamment dans cette narration où les ennemis ont chacun le droit de mourir de manière différente, avec leurs histoires en flash-back, mais aussi avec le grand vilain (Michael Shannon, plutôt hilarant) qui a des allures de David Carradine. Ici, les dialogues mêlent pseudo existentialistes et dérision absurde, confidences et menaces, et donnent du relief à chacun des personnages, tous plus barrés les uns que les autres.
Pitt est pitre
Enfin, parmi toute la culture pop dans lequel Bullet Train puise sans vergogne, il y a ceux de Brad Pitt. Une mise en abyme jouissive d’une partie de sa filmographie. Brad Pitt et sa cool-attitude (Ocean’s 11 & co, Snatch), sa capacité à l’auto-dérision (The Mexican, Deadpool 2), son appétence pour se ridiculiser avec talent (Burn after reading), sa faculté à s’approprier des stéréotypes tout en les maintenant à distance (Once upon a Time… in Hollywood, Inglorious Basterds), sa faculté à aller dans l’excès tout en restant juste (Twelve Monkeys), et enfin un peu de tout ça en synthèse, avec le maniement des armes et combat, dans Mr & Mrs Smith. Dans Bullet Train, Brad Pitt trouve un rôle qui prolonge cette filmographie de films aux frontières de l’action et de l’humour (le spectre est large : du second degré au scato), avec un détachement séduisant et une implication crédible. C’est un film à lui tout seul, comme l’a expliqué Quentin Tarantino.
Au fil du récit à grande vitesse (mais pas forcément très « cut »), le héros se débarasse de sa carapace de perdant flegmatique trainant des pieds. Il retire ses accessoires (bob, lunettes, etc) pour n’apparaître finalement qu’en Brad Pitt (sorte de mix entre Gérard Depardieu, pour les prouesses physiques, et Pierre Richard, pour ses dotes et sa poisse, dans La chèvre) dans un monde chaotique (le fameux effet papillon qui nous permet d’apercevoir Ryan Reynolds dans une courte séquence).
Kick (your) ass
Clairement, le film ne doit pas être pris au sérieux, mais nous emmène dans une spirale dingo de parc d’attraction avec une galerie de criminels internationaux (soit un casting « diversité » composé de Joey King, révélation totale, Bad Bunny, Andrew Koji, fabuleux loser, Zazie Beetz, Hiroyuki Sanada…). En passant de l’Orient-Express au Shinkansen, ils sont devenus plus déjantés (et dangereux) les uns que les autres. Le réalisateur David Leith s’est fait plaisir et nous régale en imaginant des cascades (c’est son ancien métier) invraisemblables et un scénario gigogne qui surprend jusqu’au générique final. Rien n’est oublié, pas même « l’exotisme » nippon (avec ses wc technologiques, ses Yakuzas et sa ponctualité ferrovière). Le diable est dans les détails (et dans l’histoire d’une bouteille d’eau minérale).
Sans être original, Bullet Train est assurément bien meilleur que les productions hollywoodiennes récentes, de par cette vision décalée de la folie meurtrière (comme dans un jeu vidéo) et son écriture délurée et délirante des psychoses et autres tocs de chacun. Au moins le fun est assumé jusqu’au bout, malgré sa vacuité, et permet de nous accrocher à notre siège en grignottant du pop corn (pardon, des kit-kat saveur chili con carne, on est au Japon, ou, plus recommandé pour la santé, des mandarines, fruit qui sert d’inside joke dans le film).
Au moins, que ce soit The Gray Man ou Bullet Train, on nous épargne la romance et les femmes objets. Dans les deux films, les femmes ont des responsabilités, et savent aussi bien tuer que les hommes. Si le héros sait jouer de ses muscles (et un peu de ses neurones heureusement), il est dépendant de partenaires (à distance ou à ses côtés) pour ne pas foirer la mission. Petite mention quand même à Bullet Train, qui ose un running gag au sous-entendu gay avec un Channing Tatum surprenant. Reste que les blockbusters estivaux 2022 comptent toujours sur le mâle blanc dominant, assez alpha, bien musclé comme il faut (comme le disait Ricky Gervais à une cérémonie des Golden Globes, les acteurs ont plus de talents à la salle de gym qu’à l’écran), souvent épilé et avec au moins un défaut/faille/vice qui leur colle à la peau (mais qui n’enlève rien à leurs exploits de héroïques face à des menaces irréelles ou invisibles).
Angry white men
En cela, si The Gray Man et Bullet Train n’apportent qu’une légère variante et ne renouvellent en rien leur genre, ils se distinguent malgré tout d’un Top Gun : Maverick pour quelques raisons : les films ne font appel à aucun sentiment patriotique et idéologie conservatrice, ni à aucun prétexte d’histoire amoureuse classique et binarité sexuelle. Leur ennemi est toujours un humain identifié et incarné, et non pas des dinos ou des effets spéciaux ou une cible sans nom. Mais surtout, leur héros doute et se remet en question en permanence, là où Tom Cruise (s’en)fonce comme le seul sauveur du monde libre, alors qu’on sait très bien que l’Amérique des années 1980 n’est plus celle d’aujourd’hui. Loin de la propagande Top Gun et Marvel, et de leur esthétique lisse, The Gray Man et Bullet Train proposent un voyage aventureux où l’homme cisgenre, blanc et américain, même s’il est encore le plus fort, finit lassé et épuisé de ses combats à l’étranger.
Comme le dit Brad Pitt pour se justifier de porter des robes sur les tapis rouges : « On va tous mourir, alors foutons tout en l’air!«