Après deux années réduites pour cause de crise sanitaire, le Cartoon Forum, forum de coproduction européenne consacré aux séries d’animation, a connu une édition 2022 plutôt exceptionnelle. Dans le nombre de participants, d’abord, puisque 1075 professionnels ont assisté à l’événement, mais aussi dans l’énergie et la vitalité que l’on pouvait ressentir lors des présentations ou échanges informels. Le monde de l’animation se porte bien et si la question de la diffusion des œuvres est aussi prégnante que dans les autres domaines audiovisuels (l’absence des plates-formes et notamment de Netflix ne rassure guère sur le désengagement pressenti de ce côté-là), les envies et les ambitions sont clairement au rendez-vous.
Saisons d’oiseaux
Au milieu de l’offre plus conventionnelle de programmes parfois un peu interchangeables, certains projets ont fait l’effet de véritables coups de coeur, suscitant un engouement visible parmi les professionnels présents. Le meilleur exemple, celui qui était littéralement dans toutes les conversations à l’issue des trois jours de pitchs, est la série Saisons d’oiseaux portée par la réalisatrice française Isis Leterrier (spécialisée de l’animation en volume) et produite par Novanima (connu pour ses courts métrages tels que Mon Juke-Box de Florentine Grelier et Trona Pinnacles de Mathilde Parquet).
Il s’agit d’une série qui présente en 12 épisodes de 4 minutes (chacun correspondant à un mois de l’année) une espèce spécifique d’oiseau que l’on suivra dans certaines de ses activités caractéristiques : parade nuptiale, envol, nidification… Dans la continuité des courts métrages de la réalisatrice (tels que Nature ou Silence), pour lesquels elle a animé des éléments végétaux, les personnages de Saisons d’oiseaux seront fabriqués en véritables plumes (suite à un appel aux dons sur son compte Instagram, elle en a déjà récolté des centaines), puis animés sous la caméra par la technique de la substitution (chaque mouvement étant créé par la succession de différentes « marionnettes » aux poses différentes).
Si le projet a fait l’unanimité auprès des professionnels, c’est à la fois en raison de son indéniable poésie, de son ambition formelle (via une production artisanale d’une délicatesse rare) et de la force de conviction de son auteure, pour laquelle l’ornithologie est une passion communicative. Mais aussi parce que dans un Cartoon dominé par les projets balisés, confortables et prudents, cette proposition éminemment singulière a soudainement remis l’audace, la créativité et la beauté au centre du débat.
Keiko et le monde flottant
Dans un autre esprit, mais là encore avec une ambition artistique indéniable, le moyen métrage Keiko et le monde flottant porté par le réalisateur Florent Grattery et la société de production Iliade et Films nous plonge dans le Japon post-Fukushima. Il s’agit de l’histoire de Keiko, une jeune Japonaise qui a perdu ses amis lors du Tsunami de 2011, et qui suite à un mystérieux coup de fil, décide de retourner dans son village au coeur de la zone de contamination, persuadée d’y retrouver des traces de ses proches.
A la fois ancré dans la réalité et inspiré de la mythologie japonaise (on y croise notamment le Dieu des séismes sous la forme d’un gigantesque poisson), le film est une odyssée fantastique qui tient autant de la fable écologique que du voyage métaphorique et interroge notre rapport au vivant et à la nature. Dans son inspiration esthétique, il lorgne du côté des estampes japonaises de Kunishige et d’Hokusai, avec un sens précis du détail, et une recherche particulière accordée aux décors.
Le chant des orages
Les questions environnementales étaient de manière générale assez présentes durant cette édition du Cartoon, en reflet logique et nécessaire des préoccupations ambiantes. Ainsi, le projet de la réalisatrice Caroline Attia (dont on avait aimé le court métrage Au pays de l’aurore boréale), Le chant des orages, avec Sacrebleu Productions, aborde-t-il frontalement la crise écologique que nous traversons, tout en cherchant à garder une approche à la fois poétique et à hauteur d’enfant. Dans ce « spécial » de 26 minutes, Emilie, la petite héroïne qui est sensible à une musique perceptible par elle-seule lorsqu’il y a de l’orage, découvre en effet un jour que ce « chant » est perturbé, ce qui a un effet étrange sur les animaux.
A mi-chemin entre l’enquête et le coming of age, le film veut mener de front une dimension volontairement fantastique (liée à la cause de la perturbation des orages) et un axe pédagogique qui replace l’humain dans un écosystème plus vaste auquel il doit être attentif. Le tout en s’adressant à des enfants de 6 à 9 ans, ce qui est un défi de taille.
In Jacob we live
Dans un tout autre style, mais baigné de préoccupations communes, In Jacob we live (production danoise menée par Mathias Rodrigues Bjerre) met en scène Jacob, un arbre géant qui est le seul survivant de la forêt enchantée décimée par les humains. Désormais coincé entre une micro-brasserie et un centre de Cross Fit, il est contraint de louer l’intérieur de son tronc pour pouvoir payer la taxe foncière que lui impose la municipalité. Cette série de 52 épisodes de 11 minutes au ton grinçant questionne non seulement les absurdités d’une société qui se coupe de plus en plus de la nature, mais aussi les conséquences de ce mode de vie contemporain, et donc les différents maux de notre époque.
A signaler également un projet venu d’outre-Rhin qui s’annonce assez décalé : la première comédie policière végane, dont les héros sont des légumes. Schalotte – an onion for all cases ne se prend très certainement pas au sérieux, mais a comme objectif de prôner la tolérance et la diversité – avec beaucoup de second degré.
Mission magique à Mexico
On passera rapidement sur deux autres tendances : d’un côté les projets liés à la mythologie et de l’autre ceux qui font des animaux les héros. Dans le premier groupe, si la Grèce antique était à l’honneur notamment dans Next level : Odyssey chez Teamto, Mission magique à Mexico porté par la réalisatrice Hefang Wei (Le Banquet de la concubine) s’intéresse au panthéon mexicain. Pensée en 10 épisodes feuilletonnant de 26 minutes, dont le premier – Louise et la légende du serpent à plumes – a été présenté au Festival d’Annecy cette année, cette série réunit tous les ingrédients d’un récit d’aventures réussi : des pouvoirs magiques, un grand méchant, une bande d’amis… et bien sûr une enquête « haute en couleurs » consistant à retrouver le Dieu serpent Quetzacoatl, qui semble avoir été enlevé par des humains, avant que son frère Xolotl, le Dieu à tête de chien, ne se venge sur la ville toute entière.
Mission magique à Mexico mêle ainsi action, suspense et humour, tout en se faisant l’écho des questionnements contemporains de sa jeune héroïne sur ce que cela signifie d’être une fille dans le monde contemporain. Visuellement, on est dans une palette colorée et vive dans la continuité du court métrage, avec notamment un rendu de craies grasses dans les décors et un soin particulier apporté aux détails, afin d’inscrire le récit dans le Mexique d’aujourd’hui.
Putain de chat et Le Tribunal des animaux
Côté animaux, c’est l’humour qui domine, avec l’adaptation par les productions Autour de minuit de la série Putain de chat par Stéphane Lapuss’. Le concept est simple : les chats veulent être les maîtres du monde, mais sont malgré tout dépendants des humains, ce qui leur pose quelques dilemmes et génère des gags en cascades, sur un format de 30 épisodes de 2 minutes. Dans un esprit lui aussi caustique, Le Tribunal des animaux de Jean-Baptiste Bach, chez Zadig Productions, fait comme son nom l’indique le procès d’un animal particulier à chaque épisode, qu’il s’agisse d’un animal ayant plutôt bonne presse (comme le chat) ou au contraire mauvaise réputation (comme l’araignée). L’idée est évidemment de confronter le spectateur à ses préjugés et de l’inviter à revoir son rapport au vivant.
Le Planthéon, Firsts et Léonard de Vinci
Lui aussi dans une optique satirique, mais en s’intéressant cette fois à des personnalités historiques, Le Planthéon fait le pari de nous remonter le moral en présentant les destins compliqués de « champions de l’échec » qui nous permettent de relativiser nos propres difficultés. Porté par le réalisateur David Freymond et la société Ikki Films, qui fait là sa première incursion dans le domaine de la série, le projet permettra notamment de rire du malheur de losers magnifiques tels que Henri V, Fritz Haber ou encore Florence Foster Jenkins.
A contre-courant exactement de la série espagnole Firsts qui a elle pour ambition de mettre en lumière des femmes prêtes à affronter tous les obstacles pour réaliser leurs rêves et considérées comme des pionnières dans leur domaine, telles que la cinéaste Alice Guy, l’alpiniste Junko Tabei et la championne de formule 1 Désiré Wilson.
Autre célébrité à l’honneur : Léonard de Vinci dont la (riche) carrière d’inventeur est mise en lumière dans Leo’s workshop, déclinaison en 26 épisodes de 13 minutes du long métrage d’animation The Inventor de Jim Capobianco (prévu d’ici 2024) réalisé à la fois en 2D traditionnelle et en volume, qui raconte la vie du génie à la cour du roi de France. La série est pensée comme un prequel au film, lorsque de Vinci vit encore à Milan, et chaque épisode présente l’une de ses inventions de l’époque.
Karma, Dreamland et Marcel, le père Noël
Enfin, d’autres projets plus inclassables ont également retenu l’attention, à l’image de Karma, porté par la société de production de la réalisatrice Anca Damian et par le réalisateur Dan Panaitescu. Une mini série dystopique (6 épisodes de 13 minutes) située dans un univers autoritaire où des enfants sont chargés de « punir » ceux dont le comportement est mauvais, et dont l’esthétique (avec des contrastes visuels forts et des ombres qui recouvrent plus ou moins les personnages) est particulièrement prometteuse.
Dreamland, adapté du manga français du même nom (créé par Reno Lemaire), nous plonge également dans un univers fantastique : celui du monde des rêves dans lesquels évoluent certains dormeurs capables d’agir dans leurs rêves et d’y contrôler leurs plus grandes peurs. Trois saisons sont d’ores et déjà prévues pour porter à l’écran les 19 premiers tomes de la saga, en se concentrant sur les traumatismes des différents personnages et leur évolution psychologique. C’est la réalisatrice Jo Celse, elle-même fan du manga, qui est aux manettes du projet avec les productions Dupuis Edition & Audiovisuel et Chouette Compagnie.
Et pour finir, une autre adaptation audacieuse, celle du livre-disque Marcel le père Noël (et le petit livreur de pizza) de Merlot par un duo connu pour ses (nombreux) courts métrages : Julie Rembauville et Nicolas Bianco-Levrin (Vieille peau, Merci mon chien…), produit par Xbo films. L’histoire est celle d’Abdou, un jeune livreur de pizza, qui rencontre par hasard le père Noël dans sa petite ville de banlieue le soir du 24 décembre, et se retrouve à devoir le remplacer. Comme dans le disque, c’est Reda Kateb qui interprète la voix du narrateur. Ce conte musical plein de fantaisie d’une durée de 45 minutes est attendu pour Noël 2023, et il s’annonce assez détonnant ! Un court métrage sur la même thématique devrait par ailleurs l’accompagner pour une éventuelle sortie au cinéma.
Bien sûr, tous les projets ne verront pas le jour : c’est la triste réalité du marché. Mais cela n’enlève rien à l’envie, l’énergie et la créativité observées pendant cette édition du Cartoon, qui confirme l’extrême dynamisme du secteur de l’animation. Bien entendu, pléthores de projets présentés étaient plus conformes à ce que déversent généralement les chaînes de télévision dans leurs programmes jeunesses : des propositions classiques, voire formatées, aux scénarios balisés et thématiques bien rodées, et au ton parfois à la limite de l’hystérie, que l’on a l’impression de retrouver d’année en année. C’est aussi le jeu. Mais que tant de professionnels continuent de se battre pour proposer autre chose est une source à la fois d’espoir et d’inestimable réconfort.