Premières urgences, quand la réalité est pire que la fiction

Premières urgences, quand la réalité est pire que la fiction

Documentariste aguerri, Eric Guéret signe avec Premières urgences le portrait d’un service d’un grand hôpital urbain, avec son chef charismatique et grande gueule (Mathias Wargon, qui vole la vedette de bout en bout) et des internes qui découvrent l’ampleur de la dégradation du système de santé. Ode au service public, précieux et exceptionnel, le film s’attache à montrer les dysfonctionnements (parfois aberrants) et les failles qui grippent la mécanique générale, jusqu’à mettre en péril les missions de l’hôpital. Il faut toute la vocation des médecins pour que le navire ne sombre pas.

Un documentaire qui illustre parfaitement la crise actuelle d’un système de santé essentiel mais longtemps négligé (financièrement entre autres) et mal adapté au travail des soignants. Bien sûr on retient du film l’abnégation des internes, malgré leurs doutes, la foi des patients dans ce système, et de multiples anecdotes surréalistes sur le fonctionnement d’un hôpital, entre perte de temps involontaires et outils défectueux ou inadéquats. Heureusement qu’il y a de temps en temps l’enthousiasme des internes et la musique aérienne de Cascadeur pour alléger ce qui aurait pu être un film noir…

Premières urgences prolonge ainsi les reportages et documentaires rarement joyeux sur le sujet : Urgences de Raymond Depardon, Welcome to Hadassah Hospital de Ramon Gieling, Carte blanche d’Alexandre Goetschmann, la série israélienne Ichilov, ou l’américaine Boston Med. Entre vie et mort, burn-out et passion du métier, l’hôpital est un concentré existentiel de drames et de tragédies.

Avant l’effondrement

Tout cela, on l’a déjà vu dans la fiction. Rappelez-vous les premières scènes des Invasions barbares de Denys Arcand, qui montraient des brancards dans les couloirs, des étages vides et sans lits, des urgentistes débordés. Le burn-out n’est jamais loin, même pour les ambulanciers (A tombeau ouvert de Martin Scorsese). L’hôpital a toujours été un décor idéal pour le cinéma. Le stress engendré par la maladie, la mort qui rode, les médecins au bord de la crise de nerfs, la tragédie de la vie… Mettons à part les asiles et hôpitaux psychiatriques, un sous-genre en soi, les films ont d’abord proposé une vision un peu idéalisée du métier.

Dès les années 1930, les médecins et infirmères sont des personnages de mélodrames et de romances dans le cinéma américain. Les étudiants en médecine débarquent sur le grand écran en 1962 avec Les internes (et sa suite en 1964 Les nouveaux internes). Vingt ans plus tard, le regard évolue. D’abord à la télévision (on y reviendra), puis au cinéma dans les années 1990, avec, principalement, des thrillers (Paper Mask, Extreme Mesures, John Q, Le fugitif, Danger immédiat, Volcano, ou actuellement sur Netflix, The Good Nurse avec Jessica Chastain), mais aussi des stars allitées (Denzel Washington dans Bone collector, Tom Hanks dans Philadelphia). Malgré tout, les médecins sont rarement des personnages lumineux quand ils sont au centre de l’intrigue (Dr Françoise Gailland, The Shift).

Au début des années 2000, avec La mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu, Mar Adentro de Alejandro Amenabar ou encore Le scaphandre et le papillon de Julian Schnabel, les auteurs européens se penchent sur les patients, souvent condamnés.

En plein désordre

Les coupes dans la santé opérées par de nombreux gouvernements à partir des années 2000 vont changer la donne. Il faut à la fois « recruter », et donc donner l’envie d’être un héros de l’ordinaire, un soldat du front envoyé en première ligne (De son vivant, Sage femme, C’est la vie). Mais aussi observer à quel point la situation se dégrade et le métier devient difficile (L’ordre des médecins). La fracture de Catherine Corsini en est l’exemple le plus récent avec un service d’urgences débordé. Et le documentaire japonais Plan 75 démontre que le problème est loin d’être simplement européen. De son côté, l’ancien médecin Thomas Lilti a brillamment exposé la crise des internes dans son film Hippocrate.

Ce qui nous amène aux séries télévisées puisqu’Hippocrate a été décliné dans ce format avec succès (sans aucun doute l’une des meilleures séries françaises de ces dernières années). On ne les compte plus depuis l’arrivée du soap vétéran General Hospital (15000 épisodes depuis 1963, avec des invités comme Morgan Fairchild, James Franco, Eva Longoria, Ricky Martin, Leonard Nimoy et même Elizabeth Taylor) et de la sitcom Hôpital St. Elsewhere en 1982 (avec des stars invitées comme Alfre Woodward, Tim Robbins, Helen Hunt, Piper Laurie, Alan Arkin, Kathy Bates, Ray Liotta ou encore Ray Charles). Soap, drame, comédie, dramedy même : tous les genres (dans tous les pays) se sont servis de l’hôpital comme cadre de l’intrigue : Trauma Center, La clinique de la forêt noire, All Saints, Hospital Central, H … Ce qui frappe c’est l’aspect factice : l’hôpital et les médecins semblent être plongés dans un métavers virtuel où rien ne semble réaliste.

Il faut attendre la série matrice de toutes les autres, Urgences (ER), avec George Clooney, pour qu’une vision plus concrète et moins théâtrale arrive sur les écrans.

De là, les studios chercheront toutes leur fiction vedette autour de l’hôpital. Grey’s Anatomy et Dr House restant à ce jour les plus populaires dans le monde. Des médecins stars (qui rendront les acteurs tout aussi populaires), des équipes professionnelles, des patients la plupart du temps sauvés (miraculeusement parfois) : les scripts se servent d’accidents ou de maladies pour insuffler du suspense dans des feuilletons où le quotidien et le relationnel restent la colonne vertébrale des récits. A ce titre, mentionnons Childrens Hospital, véritable satire ou parodie (selon) des Grey, House et autres ER. Ainsi se multiplient concepts et épisodes : The Night Shift, Chicago Med, Code Black, New Amsterdam, Le résident… Mais là aussi le ton a changé : on ne cache plus les difficultés auxquelles sont confrontées les soignants, même si l’aspect financier et matériel est rarement évoqué, pour ne pas dire jamais.

Pas loin de la démence

Parfois, l’humour noir l’emporte, ou au moins, un certain décalage pour nous faire supporter ce système en vrac (mais là encore en insistant sur le surmenage et les dilemmes psychologiques du personnel médical). Ainsi la déjantée Nurse Jackie, l’attachant Good Doctor, le stagiaire hilarant de Scrubs ou le fragile et cynique obstétricien de This is Going to Hurt (Ben Whishaw forcément formidable), rare série qui illustre la dégradation et les incohérences d’un système en perdition.

Car seul le rire peut servir de soupape dans un secteur en ébullition (on le voit aussi bien dans les docus, séries et films les plus pessimistes). Le sujet n’est pas de choisir entre une santé hors de prix et non accessible à tous (système américain) et une santé universelle, payée par tous (une grande partie du système européen). Que ce soit sur le grand écran, le petit écran ou un écran mobile, on voit bien que la différence se fait entre une fiction à l’américaine qui a une tendance à idéaliser la profession (sauveuse de tous les maux, matière à divertissement) et les films européens, latinos, ou asiatiques, qui auscultent un secteur malade cherchant son bon samaritain, souvent à bout à force de se sacrifier pour un système qui s’est compromis à trop de concessions.

D’un côté des hôpitaux ultra-modernes, aérés, refaits à neuf, tels des décors de théâtre ou de télé-réalité. De l’autre, des établissements où ça crie, c’est mal rangé, ça comble les pénuries et les défaillances, tels un navire qui prend l’eau. Vu l’importance d’avoir un bon système de santé, on plaidera pour les films qui regardent la vérité en face, peu importe que ce soit un drame ou une comédie, un film ou une série, un docu ou une fiction. L’urgence est d’ouvrir les yeux sur ce service public vital pas loin du coma. En cela, Premières urgences est cruellement d’actualité et malheureusement utile.