Cannes 2023 | Jeunesse (Le Printemps) : Wang Bing nous immerge dans le monde des ateliers de confection textile

Cannes 2023 | Jeunesse (Le Printemps) : Wang Bing nous immerge dans le monde des ateliers de confection textile

Posant sa caméra dans la ville de Huzhou, à 200km de Shanghai, et plus particulièrement dans le bourg de Zhili, Wang Bing poursuit son exploration, entamée en 2016 avec Argent amer, du monde des petits ateliers de confection textile. Cette zone côtière orientale compte plus de 18 000 ateliers privés qui emploient environ 300 000 ouvriers temporaires venus de régions pauvres et rurales du centre du pays. Premier volet d’un documentaire fleuve intitulé Jeunesse, Le Printemps nous immerge dans une petite dizaine d’ateliers différents dont il nous fait partager le quotidien. 

C’est donc un film qui, dans tous les sens du terme, s’inscrit dans la durée. Celle du temps filmé – entre 2014 et 2019 – et celle du temps du récit. Avec ses 3h32, ce premier chapitre pose immédiatement les bases de son dispositif, composé de séquences longues (il y en a 9 en tout) qui font la part belle aux moments suspendus, aux jeux d »échos et aux effets de miroir. La construction permet en effet de mettre au jour ce qui relie les différents ateliers, à travers des situations qui se répondent et semblent parfois se prolonger les unes les autres.

Les gestes du travail

Il faut au départ accepter la démarche de Wang Bing, qui filme ses personnages à distance, probablement en continu, et garde ensuite de longues conversations quasiment in extenso. Il réunit globalement trois types de séquences : les moments de travail, ceux de détente, et les conversations spécifiques consacrées aux questions salariales, et plus précisément aux renégociations des tarifs pour les différentes pièces confectionnées.

Cela donne des discussions parfois très anecdotiques ou amusantes (tout ce qui tourne autour de la séduction, notamment), mais aussi des moments de jeux ou de partages, des disputes, ou des digressions plus mélancoliques. Le tout souvent rythmé par le son mécanique et envahissant des machines à coudre. 

En tant que spectateur, on se laisse vite hypnotiser par les gestes des ouvriers, précis ou en apparence plus expéditifs, leur aspect machinal, répétitif, sans fin. On sent l’abrutissement, la lassitude, l’épuisement. Les conditions d’hébergement ne sont guère meilleures : des dortoirs spartiates dans lesquels on mange, on se lave, on dort. Tout se fait collectivement, et les heures de liberté sont réduites à peu de chose. 

Portrait de génération

Il y a évidemment dans Printemps une dimension éminemment sociale, dans sa manière de brosser un tableau extrêmement documenté de cette forme d’exploitation contemporaine – et qui en même temps semble relever d’une époque beaucoup plus lointaine. Mais ce n’est pas la seule facette qui intéresse Wang Bing. Embrassant parfois un regard d’anthropologue, il cherche aussi à capter les aspects et les conséquences intimes de cette réalité. On voit notamment au début du film les problèmes bien concrets qu’une telle organisation du travail pose au jeune couple qui attend un enfant. Il existe en effet en Chine des permis de résidence qui empêchent les citoyens d’habiter où ils le souhaitent, ou de déménager à leur guise. S’il est autorisé de se déplacer en ville pour travailler ponctuellement, il n’est pas possible d’y bénéficier des mêmes droits sociaux que sur son lieu de résidence officiel. Les enfants ne peuvent donc pas être scolarisés et doivent rester dans la région d’origine de leurs parents. D’où le dilemme qui touche les deux jeunes gens, que chacune des deux familles veut garder dans son foyer. 

Il dresse aussi un passionnant portrait d’une génération de jeunes travailleurs (la plupart sont nés au cours des années 90) qui aspire par ailleurs à une vie plus souple que celle de leurs parents. Ce qu’offrent ces ateliers dans lesquels il est possible d’écouter de la musique ou de parler en travaillant, mais aussi de fréquenter qui l’on veut. Il est évidemment passionnant que ce qui nous semble une vie âpre et difficile, où les individus perdent une part de leur libre-arbitre, représente en fait un progrès par rapport à d’autres lieux. 

Et s’il est certain que le film aurait pu aisément durer une heure de moins, on ne peut s’empêcher d’être fasciné par la démarche assez radicale du cinéaste, qui prend véritablement le temps de laisser exister ses personnages dans toute leur complexité, sans jamais les réduire à leur statut de travailleur modeste. La toute dernière partie du film, qui quitte enfin les ateliers pour nous emmener chez l’un des ouvriers, offre ainsi une très belle bouffée d’oxygène, en plus de donner soudain à voir une autre réalité de ces existences qui ne peuvent être réduites si facilement aux six mois par an qu’ils passent dans les ateliers de couture.