Cannes 2023 | Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, indispensable expérience de cinéma

Cannes 2023 | Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, indispensable expérience de cinéma

Chaque nouveau film de Ceylan est une expérience – émotionnelle, intellectuelle, physique. Son utilisation de la durée (des scènes, du film en lui-même) pose d’emblée une sorte de contrat tacite avec le spectateur, celui du juste temps, qui permet d’aller en profondeur, de tisser tout un réseau de faits, d’impressions, et d’éléments indicibles, pour dresser le portrait d’un homme confronté à la fois à un environnement et à une époque. 

Comme dans ses précédents films, la parole est centrale dans le récit. À la fois dans sa rhétorique lors de longues conversations (moins longues toutefois et donc plus digestes que par le passé), et dans ce qu’elle révèle de ceux qui parlent et dans ce qu’elle déplace – ou induit – chez eux. Parole provocatrice, pédagogique, éclairée, contradictoire… érotique, même. Ces différentes joutes oratoires proposent des réflexions sur l’engagement, interrogent la nécessité de choisir un camp, ou encore opposent la posture individuelle à l’action collective. Autant de questions qui, chez Ceylan, n’ont rien de particulièrement neuf mais qui dessinent en filigrane la situation particulière de cette région reculée de Turquie (nous sommes en Anatolie orientale), où l’ombre d’une action organisée potentiellement armée et violente pèse plus concrètement qu’ailleurs.

Son personnage principal est celui d’un professeur qui s’envisage en figure progressiste, et même quasiment en Pygmalion élevant les jeunes esprits qu’il a sous sa responsabilité, tout en faisant preuve d’un dévouement médiocre. Il n’a d’estime pour personne et ne rate aucune occasion d’affirmer sa supériorité de citadin sur cette région pour laquelle il affiche un mépris abyssal chaque fois qu’il le peut – et qu’il aspire à quitter au plus vite. C’est un anti-héros absolu, dont on découvrira l’ambivalence tout au long du film.

Une très humaine imperfection

Le réalisateur, pas plus que le scénario, ne le dédouane ou l’excuse. Son nihilisme, sa noirceur, son égoïsme, sont des données avec lesquelles il faut composer. Elles constituent la matière même du film, qui permet d’aborder certaines réalités irréconciliables du pays et d’interroger le sort de ces jeunes enseignants idéalistes que la confrontation à ces mêmes réalités finit par détruire de l’intérieur. Samet a beau être veule et lâche, insupportable de complaisance envers lui-même, tout est fait pour que nous éprouvions envers lui une forme de compassion, et peut-être même de connivence. Car ce qui transparaît de son attitude et de ses propos, c’est avant tout une imperfection très humaine, doublée du sentiment difficilement supportable de son propre échec, qui est comme un miroir que nous tendrait le film.

Nuri Bilge Ceylan lui adjoint deux collègues , enseignants comme lui, avec lesquels il forme un étonnant trio mi-amical, mi-amoureux. Leurs échanges, s’ils dévoilent en filigrane le poids de leur sentiment d’inutilité et de résignation, ne sont pas dénués d’une forme d’humour inattendu. La rivalité qui se crée entre les deux hommes, le jeu indicible qui s’installe, l’aveu d’une séduction plus ou moins trouble, apportent une variation plus lumineuse aux autres fils narratifs tissés par le récit, dont celui d’une accusation grave portée par les jeunes filles du collège où enseignent les deux professeurs, et qui inscrit très explicitement le film dans un contexte post #MeToo.

Une symphonie puissante

Le cinéaste virtuose tient de main de maître cette partition complexe dans laquelle les différentes lignes harmoniques se répondent et se mêlent, composant une symphonie puissante et même monumentale d’où le romanesque n’est jamais exclu. Il nous tient ainsi en haleine et remplit pleinement les 3h17 que dure le film, et que par ailleurs on a le sentiment de ne pas voir passer.

Cela tient autant à son propos et à sa construction qu’à la beauté de la composition de ses images. Dès la séquence d’ouverture, son utilisation du plan large sur le paysage enneigé et vide noie son personnage dans un environnement qui le réduit à une petite silhouette isolée et perdue, frêle amas de volonté vacillante dans un tout qui le dépasse. Dans les scènes intérieures, éclairées à la flamme d’une lampe à pétrole, les effets de clair-obscur nimbent les visages et offrent à la simplicité des champs-contre-champs une atmosphère presque irréelle. Parfois, les personnages restent à l’arrière-plan, si à distance du spectateur qu’il est presque difficile d’identifier qui parle. Plus tard, lors d’un long dialogue qui est central dans le récit, le visage d’un des protagonistes, qui semble emplir l’écran, disparaît dans la chevelure de son vis-à-vis, à la faveur d’un soudain travelling arrière. Et puis, tout à coup, un plan-séquence nous emmène dans les coulisses du tournage, ouvrant une surprenante brèche méta dans le récit. Cette variété dans la mise en scène permet à Ceylan d’apporter son propre commentaire à ce qui se dit et se passe à l’écran, et joue souvent le rôle d’une mise à distance qui rompt avec l’apparent monolithisme de l’ensemble.

La dernière partie du film, qui coïncide avec l’arrivée de l’été, semble de la même manière rebattre les cartes, en apportant une autre perspective aux différentes sous-intrigues contenues dans le récit. Ces différentes formes de vérité mêlent le pessimisme latent des personnages à l’aveu d’un dernier espoir, celui d’une génération qui, se sachant sacrifiée, fait le pari de passer le flambeau à la suivante. On sait ce que valent ces élans « visionnaires », consistant principalement à se reposer une fois encore sur d’autres que nous. Et pourtant on y devine un début d’apaisement – à défaut d’une nécessaire remise en questions.

Fiche technique
Les herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (Turquie, 2023)
Avec Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici... 3h17
Sortie française : 12 juillet 2023