Le nouveau long métrage de Justine Triet commence comme un film policier (le titre, à cet égard, est une référence plutôt explicite à Anatomy of a murder, le nom original d’Autopsie d’un meurtre de Otto Preminger). En quelques scènes, le décor est posé : une maison isolée en pleine montagne, une écrivaine facétieuse, une tension qui flotte dans l’air. Puis c’est la découverte du corps sans vie du mari, et l’enclenchement de la machine judiciaire. En dépit de l’absence de preuves, Sandra est inculpée pour le meurtre de Samuel. Son procès commence un an plus tard, en présence de leur fils Daniel, qui découvre à cette occasion les secrets enfouis de ses parents.
C’est ce moment particulier, filmé à travers de longues séquences ininterrompues de dialogues, qui intéresse la réalisatrice. La manière dont la parole devient le centre et le moteur de l’action, notamment, est au coeur du dispositif : les témoignages, interrogatoires et échanges structurent le récit et donnent corps à la vie des protagonistes. Leur réalité, dite, interrogée et reconstituée par d’autres, devient brutalement une fiction dont chacun s’empare, et dont tout le jeu est justement de déterminer la part. C’est à travers ces bribes de souvenirs mais aussi d’interprétations (quoi de plus subjectif que le sentiment laissé par une rencontre ou les émotions ressenties face à une dispute ?) que se dessine en creux le portrait de Sandra et Samuel, et surtout de « l’entité » qu’ils formaient ensemble.
Une écriture au scalpel
Le fait qu’on ne les ait jamais vus réunis à l’écran rend leur couple éminemment abstrait. Comme les jurés, le spectateur ne peut se baser que sur ce qui est dit (il n’y a dans le film qu’un seul flashback, très ponctuel) et sur son intime conviction, née des débats contradictoires. Justine Triet ne déroge à aucun moment de cette ligne, qui donne une certaine sécheresse au récit. D’autant que tout est par ailleurs assez brut, des choix formels (pas de musique extradiégétique, une mise en scène très ténue, pour ne pas dire parfois un peu effacée) au personnage féminin lui-même, qui ne cherche jamais à être aimable. Anatomie d’une chute n’est ainsi jamais dans la séduction. Bien sûr, certains ressorts de scénario sont plus attendus (l’incontournable rebondissement final, la morgue effrénée du procureur), mais il s’interdit par ailleurs la surenchère de bons mots ou les moments plus spectaculaires pour coller au plus près d’une réalité clinique. Comme l’observation des rouages de ce couple dysfonctionnel, c’est au scalpel que s’écrit ce procès tendu et glacé.
Le résultat est une enquête intime qui sonde les âmes et les cœurs et, ce faisant, décortique en profondeur ce qui structure un couple du XXIe siècle et la façon dont il doit en permanence réajuster son mode de fonctionnement ou ses attentes en fonction du carcan social, de coutumes hérités du passé et de stéréotypes imposés par l’époque. S’il y a bien une conclusion que l’on peut tirer du film, c’est que la manière d’être en couple bénéficie d’une très étroite marge de manoeuvre. Un simple faux pas, et c’est la suspicion. Jusqu’à l’accusation de meurtre.
Interroger le couple et la société
Au-delà de cette dissection en profondeur d’un motif qui nous semble d’ordinaire aller de soi, Anatomie d’une chute démontre en filigrane tout au long du récit, sans que cela soit jamais dit, que ce procès est avant tout celui d’une femme et d’une mère qui n’est pas exemplaire et qui même refuse de l’être. Car au fond ce qui rend Sandra suspecte aux yeux des autres, et même coupable, c’est son refus de tenir son « rôle » à l’intérieur du couple qu’elle forme avec Samuel. C’est son indépendance, son ambition, son succès. Toutes choses qui la tiennent éloignée de la sphère où la société souhaiterait la voir s’épanouir : la famille et la vie domestique. Sandra affirme sa liberté (y compris sexuelle) et ne s’excuse pas d’avoir mieux réussi que son mari. Elle va de l’avant, et c’est cette assurance qui lui est au fond reprochée. Qu’elle ait ou non poussé Samuel depuis le dernier étage du chalet n’a pas d’importance : elle est coupable de n’être pas rentrée dans le rang.
Peu importe alors l’issue du procès. À travers cette affaire (purement fictive), c’est une société et un mode de pensée qu’interroge Justine Triet. Et si on peut lui reprocher quelques ficelles plus voyantes que d’autres, notamment tout ce qui tourne autour de l’enfant et de sa quête personnelle de vérité, il faut lui reconnaître une acuité exacerbée pour suggérer des pistes de réflexion sans que cela ne soit jamais asséné dans le récit, et encore moins dans les dialogues. Il y a là une finesse d’écriture et une maîtrise du juste dosage qui forcent l’admiration.
Fiche technique Anatomie d'une chute de Justine Triet (France, 2023) Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner, Antoine Reinartz, Jehnny Beth, Samuel Theys... Sortie française : 23 août 2023