Cannes 2023 | La Chimère, d’Alice Rohrwacher, conte exubérant et poétique à la frontière entre les mondes

Cannes 2023 | La Chimère, d’Alice Rohrwacher, conte exubérant et poétique à la frontière entre les mondes

Le film s’ouvre sur le visage d’une femme, baigné de soleil. On le comprendra plus tard, il s’agit du fantôme de la femme aimée qui ne cesse de hanter Arthur, le personnage principal, un anglais mutique et absent à lui-même. Dans le train qui le ramène dans le petit village d’Étrurie où vivait sa bien-aimée, il rêve d’elle, avant d’être brutalement interrompu par le contrôleur. « Vous ne connaîtrez jamais la fin du rêve » lui dit ce dernier. Et peut-être est-ce là toute l’ambition de ce nouveau film de la réalisatrice Alice Rohrwacher, de même que l’unique but de son personnage : connaître la fin du rêve.

Il y a énormément de douceur dans La Chimera. Dans le grain de l’image, dans les visages qui débordent du cadre, dans les relations qui se nouent entre les personnages. Une douceur parfois désespérée, qui n’empêche pas le monde dans lequel ils évoluent d’être âpre et cruel. Ici, personne ne fait de cadeau à personne, et l’empathie et la compassion n’étouffent pas les cœurs. 

Dans cette société fermée sur elle-même, Arthur fait l’effet d’un passeur. Il est celui qui vient d’ailleurs, et qui fait le lien entre les mondes : ici et là-bas, le passé et le présent, le sacré et le profane. Il utilise sa capacité à « sentir » le vide en-dessous de lui pour trouver d’anciennes tombes étrusques qu’il pille avec sa bande d’amis. C’est un commerce tout juste lucratif qui leur permet de survivre, et de ne faire que rêver à la fortune. Mais ne court-on pas un risque à dépouiller l’âme des morts ?

Onirisme, allégorie et naturalisme

Il y a quelque chose de picaresque, de joyeux et d’exubérant dans la compagnie de cette petite troupe qui se présente à nous dans ses déguisements fantasmagoriques, expliquant à tour de rôle face caméra comment ils ont fait la connaissance d’Arthur. Eux volent les antiquités pour l’argent, affirmant intuitivement leur droit à se réapproprier leur passé – mais aussi à venger leur condition : ils vivent dans la misère, à quelques mètres au-dessus de trésors inestimables. Ce n’est pas le combat d’Arthur : lui cherche obstinément – désespérément – une porte vers l’au-delà. Son lien avec un monde invisible et pourtant bien présent – celui des étrusques – est comme la première étape pour entrer en connexion avec cet autre monde fantastique et hors de portée qui est celui des morts.

Se mêlent ainsi comme souvent dans le cinéma d’Alice Rohrwacher une dimension onirique et allégorique et un contexte social plus naturaliste. Mais là où le mélange pouvait parfois paraître forcé dans ses films précédents, voire franchement misérabiliste, il est ici comme en état de grâce, conte allégorique et bouleversant à la délicatesse infinie. On ressent tout à la fois l’aspiration des camarades d’Arthur à s’enrichir facilement, eux auxquels toute forme d’ascension sociale est purement et simplement déniée, le désir d’utopie d’Italia, qui se bat pour inventer une vie moins injuste et plus sincère, l’attente de Flora qui espère le retour de sa fille morte, le désir dévorant d’Arthur pour un miracle inaccessible. Elles sont là, les chimères du titre, que les protagonistes poursuivent sans relâche, presque comme s’ils vivaient dans des temporalités parallèles, les uns à côté des autres, mais séparés par le fossé infranchissable de leurs rêves.

Le ton du film épouse les courbes du récit, tantôt chanson de geste épique, tantôt fantasmagorie burlesque, entre humour et nonchalance, et du début à la fin, hymne en faveur des faibles, des laissés pour compte et des sans-grades, mais aussi affirmation que s’il existe une manière de s’en sortir, c’est en raisonnant autrement, et non en utilisant les mêmes armes que les puissants. Et si, par deux fois, la beauté est brisée dans son élan, physiquement comme symboliquement, ce ne sont pas les forts qui en auront le bénéfice, mais ceux qui auront su voir au-delà des apparences. Car comme le laisse entrevoir la lumière finale, aussi bouleversante qu’allégorique, parfois il n’est pas vain de poursuivre des chimères.

Fiche technique
La Chimère d'Alice Rohrwacher (Italie,2023)
Avec Josh O'Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini...
2h10
Sortie française : 6 décembre 2023