Le documentariste Frederick Wiseman éclairé par la plume de Constance Rivière

Le documentariste Frederick Wiseman éclairé par la plume de Constance Rivière

En cette rentrée littéraire, un livre se distingue pour les cinéphiles, La vie des ombres, de Constance Rivière, paru chez Stock. L’écrivaine – et directrice générale du Palais de la Porte dorée – signe un livre hybride entre le portrait d’un cinéaste, l’essai sur une forme de cinéma (le documentaire), le tableau d’une civilisation (les Etats-Unis et ses multiples visages) et l’enquête personnelle pour s’interroger sur l’impact des images et notre rapport à une œuvre artistique.

Ce cinéaste c’est Frederick Wiseman, Lion d’or d’honneur à Venise et Carrosse d’or à la Quinzaine des cinéastes. Auteur d’une œuvre monumentale à raison d’un documentaire tous les ans ou tous les deux ans depuis 1967, Wiseman a posé son regard sur les exclus du rêve américain ou ceux qui ont résiste à la faillite libérale. Parfois, il s’évade, notamment en France, pour filmer l’Opéra de Paris le Crazy Horse, ou la Comédie française, ou même des communautés d’Américains à l’étranger. Mais plus généralement, il sillonne les USA pour capter la réalité d’un club de boxe, d’un hôpital, de bibliothèques, d’une ville rurale, d’un quartier de banlieue, d’une prison, d’un lycée ou d’un grand magasin. Ce qui lui importe ce sont les gens, ceux contraints parfois de coexister ensemble ou, au contraire, d’autres se complaisant dans leur refuge.

De là, Constance Rivière, qui connaît personnellement le documentariste et avait rédigé un mémoire sur son film Welfare, détaille les œuvres les plus marquantes qui ont ponctué ses sept décennies de cinéma. Chronologiquement, ou presque, mais surtout thématiquement. L’autrice justifie l’importance de ses films, politiquement, artistiquement et humainement. Davantage que l’envie de percer le mystère d’un artiste pudique et perfectionniste, dans une sorte de jeu mutuellement consenti à la Attrape-moi si tu peux.

American History

En révélant l’émotion qu’elle ressent au visionnage des documentaires, l’autrice en profite pour faire un état des lieux des Etats-Unis. À travers le regard de Wiseman, elle tisse des liens, qu’elle rend visibles, entre l’objectivité (la neutralité?) de son cinéma et les états d’âme d’une société mal en point, paradoxale, contrastée. C’est sans doute ce qu’il y a de plus passionnant dans ce récit finalement très subjectif. L’écrivaine, au fil des films, met en miroir le filmé et le réel, le passé et le présent. Elle voit, analyse ou constate les fractures qui perdurent, les changements imperceptibles, les échecs patents, les antagonismes immuables d’un pays auterfois érigé comme modèle. C’est une Amérique repliée sur elle-même, impuissante à panser ses blessures et corriger ses erreurs qui se dessine au fur et à mesure de la lecture.

La vie des ombres n’a rien d’une biographie ou d’un essai décliniste. Le livre ne cherche pas la lumière mais regarde plutôt ce qu’elle projette. Ce qui en fait un théâtre d’ombres peuplé d’oubliés de l’American Dream. On se laisse ainsi transporter dans un road-trip initiatique qui éclaire l’importance que peut avoir un artiste sur son propre accomplissement et la force du cinéma pour nous aider à nous émanciper.

Les invisibles

Mais, et son éditeur l’avertit dès les premières pages : « pour le publier, j’ai besoin de comprendre pourquoi. Pourquoi tu l’écris. C’est ça le mystère, tu nous raconres la vie et l’œuvre d’un cinéaste quasi inconnu en France, mais où est-tu toi, qu’est-ce qui t’intéresse et nous intéresse là-dedans?« 

Aussi, il y aura bien une introspection personnelle qui sous tend tout ce « corpus cinematographicus ». La transmission, le regard sur les autres, les coulisses de la création, l’artiste insaisissable : tout la renvoie à un manque bien plus intime. Ou, là encore, à un reflet dans la glace. En s’obsédant pour les documentaires de cet ami américain, ses yeux lui renvoient l’image d’un autre créateur, le dramaturge et homme de théâtre Jean-Loup Rivière.

De cette épopée du réel, qui déclenche l’envie de voir ou revoir les films de Wiseman, on retient surtout l’éloge de la lenteur, l’apologie du doute en ces temps d’affirmations radicales, l’élégie d’un humanisme aujourd’hui déconsidéré. Et si on apprend tout de la fabrication des films par ce cinéaste solitaire, de sa foi dans le cinéma, on se soucie moins de sa technique que de ce qu’il voit.

À l’instar des films de Frederick Wiseman, ce qui intéresse l’écrivaine se résume à l’humain. Les films du cinéaste le montrent dans toute sa nudité, dans une forme de brutalisme, sans filtre. Pareillement, l’autrice ne veut pas détourner le regard ou y poser un voile de pudeur. Elle aspire à entendre ces voix et ces discours non formatés, loin des débats et des confrontations faussement passionées et souvent codifiées. Ici, la quête s’apparente à une flânerie dans un labyrinthe où la seule issue serait des limbes propices aux doutes existentiels.

Nicolas Saada écrivait lors de la reprise en salles de Welfare : « Visages tendus ou perdus, portrait de personnages que la fiction aurait du mal à imaginer. Wiseman réfute l’expression « cinėma documentaire ». Sa démarche, découper dans la réalité des moments qui ressemblent à des scènes, repose sur un génie de l’observation qui le rapproche de grands photographes américains comme Gary Winogrand ou Meyerowitz.« 

Une vérité par le cinéma

Un album photo de l’Amérique, un album de souvenirs personnels. La vie des ombres revendique le pouvoir de l’interrogation, de la non compréhension, laissant l’image provoquer son effet. Un effet qui peut nous troubler, nous transpercer, nous hypnotiser. Loin de toute assertion manicchéenne. Par conséquent, l’écrivaine insiste sur l’importance d’écouter, d’observer, de s’arrêter. Ce que fait Wiseman depuis près de 60 ans, en toute indépendance, dans diverses institutions, qui sont autant de piliers d’une civilisation, depuis Nixon jusqu’à Biden. « Je pense que l’Amérique est trop compliquée pour que moi ou quiconque en atteigne la vérité en un film ou en quarante » explique-t-il dans le livre.

En embrassant sa propre vulnérabilité face à monde complexe et chaotique et à ces questions sans réponses, Constance Rivière abandonne progressivement la froide distance de l’analyse pour s’évader dans des considérations plus personnelles : le collectif, essentiel, la mémoire, indispensable, l’autre, la plupart du temps des anonymes, mystérieux. Dans ce grand corps social abimé et souffrant, les ombres qui errent dans la soixantaine de films et dans la vie de chacun ne dévoileront pas forcément leurs secrets. Tout juste intègre-t-on qu’on a « besoin de l’autre pour survivre« .

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