Comme chaque année, le Cartoon Forum de Toulouse, qui se tenait du 18 au 21 septembre, a marqué la rentrée pour les professionnels de l’animation, et plus particulièrement de son versant télévisé, au cours de trois journées consacrées à la présentation de projets de séries ou d’unitaires en quête de coproductions européennes, qui permettent de prendre la température des grandes tendances du moment, et de donner l’orientation des mois et années à venir. Si certains équilibres ne changent guère (la proportion écrasante de projets à destination du jeune public, la place importante laissée aux adaptations, la domination des productions et coproductions françaises), chaque édition du Cartoon apporte ses moments de charme, d’audace ou de poésie, preuve que production télévisée ne rime pas forcément avec produit formaté.
Au milieu d’une nouvelle version de Boule et Bill en 3D numérique, d’un soap-opera absurde signé Ubisoft ou encore d’un projet porté par le YouTubeur Cyprien (qui a quasiment déclenché une émeute à lui tout seul dans la plus petite salle du Cartoon, donnant lieu à ce moment lunaire où il a été demandé aux étudiants présents de laisser leur place assise aux acheteurs et investisseurs – comprenez aux gens vraiment importants…), se dissimulaient ainsi des oeuvres ambitieuses, portées par une vision d’auteur et une envie de faire des séries autrement.
Projets à suivre
On a notamment été séduit par le faux documentaire Happily never after (notre photo de bandeau), une coproduction germano-tchèque qui raconte avec ironie et noirceur la vie des créatures magiques (sirène, démon, troll…) dans le monde contemporain, ainsi que par l’émouvant Exit tales, série documentaire belge qui relate des témoignages d’enfants ayant connu l’exil. ou encore par l’étonnant Molly’s blues (photo ci-dessus) qui met en scène une mère (baleine) célibataire dépressive dans une société de caste rigide et étouffante, ravagée par la pollution et le réchauffement climatique.
On est également curieux de découvrir deux propositions directement issues du monde du cinéma : La princesse et le rossignol (photo ci-dessus), un unitaire de 26 minutes portées par un spécialiste du genre, le réalisateur et producteur Arnaud Demuynck à qui l’on doit entre autres les très beaux Du vent dans les roseaux et Yuku et la fleur de l’Himalaya ; et la série Annie coeur fondant qui revisite l’univers doux et malicieux du court métrage de Benoit Chieux, Coeur fondant, avec des personnages touchés par différents types de handicap (mauvaise vue, perte d’odorat…
Du court au format télé
Mais ce sont surtout les projets portés par des réalisatrices s’étant jusque-là illustrées dans le monde du court métrage qui ont servi de fil rouge à cette édition, à la fois par la qualité des propositions et par la richesse des univers convoqués.
Luce and the lovely land de Britt Raes
Avec Luce and the lovely land, Britt Raes s’inscrit directement dans le continuité de son court métrage Luce et le rocher, énorme succès de festival qui a bénéficié d’une sortie en salles en novembre 2022 dans le programme Vive le vent d’hiver. Elle reprend en effet les personnages du film (la petite Luce, le gros rocher bleu devenu son ami, sa maman et les habitants du village) ainsi que sa tonalité joyeuse et son esthétique ronde et très colorée. Chaque épisode mènera la petite fille et son énorme compagnon minéral dans le pays enchanté qui entoure leur village, soucieux de comprendre et d’expliquer les événements inhabituels qui viennent régulièrement troubler leur paisible routine. Avec humour et tendresse, la réalisatrice propose un conte moderne dans lequel se mêleront des thèmes liés à la diversité et à l’inclusivité.
Mon bébé crocodile de Gaëtan Doremus et Margot Reumont
Des thèmes qui font écho à ceux de Mon bébé crocodile, adaptation de l’ouvrage jeunesse de Gaëtan Doremus qui raconte l’amitié atypique entre un vieux crocodile à la vue défaillante et un petit prince portant un heaume, qu’il prend pour un bébé de sa propre espèce. Le projet est porté par l’auteur et par la réalisatrice Margot Reumont, dont le premier court métrage produit, Câline, abordait la question de l’inceste à l’occasion d’une évocation pudique des souvenirs d’enfance du personnage principal. Il s’agira d’un unitaire de 26 minutes qui prend le temps de développer le contexte de ce récit très doux et plein d’humour. Là encore, l’altérité et l’enrichissement mutuel à travers les différences seront au coeur de l’intrigue.
La Verte lande de Aude Ha Leplège
Autre unitaire de 26 minutes, La Verte lande est une histoire originale imaginée par la réalisatrice Aude Ha Leplège, à qui l’on doit notamment le très joli documentaire Saigon sur Marne, consacré à l’histoire de ses grands parents. Elle change délibérément de registre, mais pas forcément de thématique, en proposant un récit d’aventures mettant en scène trois orphelines s’échappant de l’orphelinat où elles sont maltraitées. À la fois drôle et romanesque, reposant sur des personnages d’animaux dont les différentes caractéristiques sont exploitées dans l’intrigue, La Verte lande parle des familles que l’on se choisit, et aborde avec pudeur et justesse la question du deuil. Un projet particulièrement émouvant qui est porté par une esthétique très délicate mêlant aquarelles et technique numérique de papiers découpés.
Irène la sirène de Léahn Vivier-Chapas
Irène la sirène, coécrit par Iris de Jessey et Thomas Colineau, s’adresse quant à lui à un public résolument plus adulte. Cette comédie satirique qui a pour référence un mélange de BoJack Horseman, Sex Education et Friends propose un point de vue critique sur notre société (sur l’exploitation du monde animal notamment) à travers le quotidien d’une princesse sirène qui décide de s’enfuir de chez elle pour s’inscrire anonymement à l’université. Un univers caustique et détonnant, volontiers queer, qui s’accorde parfaitement avec celui de la réalisatrice Léahn Vivier-Chapas, dont les films de fin d’études et le premier court métrage produit, La Fée des Roberts, interrogeait précisément les stéréotypes sexistes et la construction des oppressions qui y sont liées.
Papy et Mamy ont fait la révolution d’Agnès Patron et Sophie Nivelle-Cardinale
Enfin, avec Papy et Mamy ont fait la révolution, la réalisatrice Agnès Patron, César du meilleur court métrage animé en 2021 pour l’Heure de l’ours, collabore avec la journaliste Sophie Nivelle-Cardinale, elle-même récompensée par un prix Albert Londres en 2016, pour raconter en 8 épisodes documentaires l’histoire de femmes et d’hommes qui ont oeuvré pour changer l’histoire du Moyen-Orient entre la fin des années 60 et le milieu des années 90. La série, entièrement basée sur des témoignages recueillis par Sophie Nivelle-Cardinale, posera notamment la question de l’engagement et du militantisme.
Comme à chaque édition du cartoon, on ne peut pas être totalement certain que la totalité de ces projets, pour certains ambitieux et couteux, verra le jour. C’est pourtant toujours un signal fort lorsque les investisseurs spécialisés, les chaînes de télévision et les plate-formes, s’engagent sur des oeuvres éloignées de celles que l’on a l’habitude de voir au kilomètre sur nos petits écrans. Chaque année, on est d’ailleurs agréablement surpris par le bon accueil réservé à ces propositions créatives et audacieuses, qui apportent une autre tonalité aux programmes, et réconcilient deux mondes parfois exagérément présentés comme inconciliables, caricaturés d’un côté comme celui de la télévision-marketing, en quête de « contenus » à vendre, et de l’autre de celui de la création artistique exigeante et peu adaptée au grand public. C’est évidemment tout le contraire qui se produit, à intervalles réguliers, et on l’espère, une fois encore à l’issue de ce Cartoon 2023.