FIFAM 2023 : une autre façon d’envisager le cinéma

FIFAM 2023 : une autre façon d’envisager le cinéma

Le Festival international du film d’Amiens, le FIFAM pour les intimes, s’est tenu courant novembre. Une 43e édition pour le festival picard, le deuxième sous la direction artistique de Marie-France Aubert qui a une nouvelle fois fait preuve d’une ambition artistique et d’une curiosité cinéphile contribuant à faire de la manifestation l’une des plus audacieuse et passionnante de la saison.

Cela se manifeste par des choix inspirés sur les sections compétitives dans lesquelles s’équilibrent les sujets forts et une exigence formelle qui n’est jamais reléguée au second plan, comme sur les sections thématiques et rétrospectives qui inventent une autre manière de faire dialoguer les oeuvres, les cinéastes et les époques.

Ainsi, après la sélection « Robe à paillettes » de 2022 (qui avait permis de découvrir une version follement libre d’Orlando de Virginia Woolf, Freak Orlando de Ulrike Ottinger datant de 1981, mais aussi de (re)voir Les Lèvres rouges de Harry Kümel, Les derniers jours du disco de Whit Stillman ou encore La Vie est belle de Mweze Ngangura et Benoît Lamy), c’était cette année le tour des vaches d’être à l’honneur avec la programmation « Vache-caméra » rappelant à quel point l’animal est présent dans nos imaginaires collectifs comme sur le grand écran, du cinéma le plus populaire (La vache et le prisonnier de Henri Verneuil, Ma vache et moi de Buster Keaton) au plus expérimental (Bovines d’Emmanuel Gras, Impressions de Jacques Perconte), et ce de manière constante à travers le monde (Touki Bouki de Djibril Diop Mambéty au Sénégal, La Vache de Dariush Mehrjui en Iran, La Vache qui chantait le futur de Francisca Alegria au Chili…). En parallèle, des cycles étaient consacrés aux disparu·e·s d’Amérique latine, à la comédie romantique gay ou encore à Davy Chou, réalisateur et producteur.

Du côté de la compétition longs métrages, mêmes aspirations et même alchimie, avec des oeuvres singulières qui ont souvent en commun de mêler propos politiques et attention formelle. C’est le cas notamment de Bye bye Tibériade de Lina Soualem, un documentaire intime sur l’histoire de la famille maternelle de la réalisatrice, dont la mère n’est autre que la célèbre comédienne d’origine palestinienne Hiam Abbass. Lina Soualem confronte images d’archives, vidéo familiales et témoignages pour retracer le fil qui la relie à son arrière-grand-mère, chassée de son village palestinien en 1948. Au fil du récit, l’histoire familiale (reposant en grande partie sur les figures féminines) raconte en filigrane celle de la région et des traumatismes qui l’accompagnent. Avec subtilité et tact, la réalisatrice utilise les différents régimes d’images au service de sa propre quête d’identité, brossant le portrait de femmes en lutte dans la lignée desquelles elle s’inscrit, et permettant à sa mère de trouver une forme d’apaisement à travers la transmission de sa propre histoire.

Autre documentaire en quête de mémoire et d’apaisement, O Estranho de Flora Dias et Juruna Mallon se déroule dans l’aéroport de Guarulhos, dans l’état brésilien de Sao Paulo, dont la particularité est d’avoir été construit au début des années 1980 sur un territoire indigène dont les habitants ont été expropriés. On y suit plusieurs employé·e·s dont les destins se mêlent, évoquant aussi bien le souvenir du village détruit, les traces d’un passé disparu et le désir de revenir à ses racines que l’ironie douloureuse d’une situation où l’exploitation des individus a succédé à celle des terres. Le film fonctionne certes mieux dans sa dimension quotidienne et mémorielle, éminemment politique, que dans sa tentative de donner à voir les peuples autochtones, qui se solde vite par des scènes répétitives de rituels qui frôlent parfois l’exotisation. Il n’en demeure pas moins d’une acuité certaine pour ce qui est de se confronter concrètement aux questions de territoires et à la manière dont elles sont inextricablement liées aux conséquences persistantes de la colonisation, bien sûr, mais aussi à l’exploitation économique et à la destruction de l’environnement.

Traçant un sillon parallèle, Guillermo Quintero fait lui aussi dans Rio Rojo la cartographie symbolique d’un lieu, les rives de la Caño Cristales, une rivière mythique surnommée la « rivière des sept couleurs » qui coule au milieu de la forêt amazonienne au nord de la Colombie. Longtemps préservée par la présence des FARC, la région devient une zone touristique après la signature de l’accord de paix avec le gouvernement colombien. Devant la caméra de Guillermo Quintero apparaissent rapidement les premiers signes de destruction et de pollution. La déforestation s’intensifie, pour répondre aux besoins toujours plus intensifs de l’élevage, la flore présente dans la rivière s’amenuise, la menace de l’expropriation pèse sur les rares habitants qui ne sont pas encore partis. Sous nos yeux se déroulent à la fois la domestication irréversible d’un lieu sauvage unique en son genre, la destruction aveugle d’un mode de vie et les conséquences directes du tristement célèbre triptyque capitalisme, mondialisation et exploitation.

Enfin Sans Cœur de Nara Normande et Tião, premier long métrage de fiction brésilien (dans la continuité de leur court du même nom), propose une approche lui aussi extrêmement sensible, au service cette fois d’une histoire a priori plus classique : le dernier été d’une adolescente avant de quitter sa région natale pour aller étudier à Brasilia, entre coming of age et éducation sentimentale. Le duo de cinéastes choisit une manière radicalement différente d’évoquer le Brésil contemporain, en situant son récit au milieu des années 90, dans un environnement en apparence protégé. Son propos s’avère ainsi moins frontal que dans un film récent comme Levante de Lillah Halla (avec lequel il partage pourtant certaines thématiques), tout en n’édulcorant jamais les réalités d’un pays dans lequel règnent de profondes inégalités économiques et sociales. On a même le sentiment de voir en germe les comportements et idéologies qui conduiront une partie du pays à opter pour le repli sur soi, puis pour le populisme autoritaire près de deux décennies plus tard.

Croyez-le ou non, mais une telle exigence cinéphile fait salle comble, et l’unanimité. Pour preuve, on gardera longtemps en mémoire le témoignage d’une jeune spectatrice expliquant à la cinéaste Ana Vaz qu’elle n’a pas du tout l’habitude de voir des films comme les siens (en l’occurence des courts métrages expérimentaux qui interrogent la notion de territoire) mais qu’ils lui ont fait une forte impression, la laissant sous le choc d’une forme libre et singulière et d’un propos politique puissant. Difficile de trouver une conclusion plus satisfaisante à cette semaine de projections et d’échanges qui réussit pleinement son pari de partage et de transmission.