Maestro : derrière chaque grand homme se cache une grande femme…

Maestro : derrière chaque grand homme se cache une grande femme…

C’est une évidence : Bradley Cooper veut son Oscar. Qu’il soit producteur (meilleur film), réalisateur (meilleur cinéaste) ou interprète (meilleur acteur), il a mis dans son nouvel opus, Maestro, tout les ingrédients pour décrocher une statuette.

Pourtant, après deux heures et quelques, c’est plutôt Carey Mulligan qui le mériterait en tant que meilleure actrice. Même Cooper a du baisser les armes. C’est sur une image bleutée de la comédienne que se termine le film. C’est elle dont le nom apparaît en premier au générique. Mulligan vole la vedette de ce drame romantique. Dès qu’elle apparaît, le film change de dimension, prend du relief. Quand elle s’efface, Maestro perd un peu de son intérêt.

« Elle me manque terriblement« . L’aveu vaut pour Leonard Bernstein qui, à ce moment de l’histoire, a perdu son épouse, Felicia. Il en va de même pour le spectateur, qui a perdu son héroïne. Pour ceux qui espéraient un biopic assez classique sur le génial compositeur (West Side Story, On the Town, Sur les quais), la déception sera grande. Mais justement, c’est ce qui en fait une jolie surprise, hélas réservée aux abonnés de Netflix.

Cette coproduction Spielberg-Scorsese-Cooper (excusez du brelan d’as) a fait un choix narratif radicalement différent. Certes, on entend la musique des partitions les plus célèbres. Mais le Bernstein qui est au cœur du récit est davantage l’homme, bisexuel, et le chef d’orchestre (et enseignant), que le créateur de « musicals ». En prenant cet angle scénaristique, le cinéaste s’évite plusieurs contraintes, à commencer par le récital des étapes de sa carrière, éléments qui emprisonnent souvent les bipics.

« Je comprends que tu sois fâchée, mais restons raisonnables ».

Ici tout fonctionne sur une mise en scène en trois mouvements, et pas mal de jolies ellipses visuelles en guise de transition. Premier mouvement : tout est filmé en 4/3 en noir et blanc. C’est la période avant la années 1960, autant dire l’ascension de Bernstein et la rencontre avec Felicia. Deuxième mouvement. On reste en 4/3 mais on passe à la couleur. Il correspond à la vie de famille tourmentée, alors que le musicien est désormais considéré comme le génie de son époque. Troisième mouvement, l’image s’élargit en 1.85, soit un format panoramique proche du scope. Cela coïncide avec le crépuscule du Dieu.

Fancy free

C’est étudié, outrageusement visible, stabilobossé. Mais ça fonctionne. Cette cohérence artistique permet à Felicia d’arriver dans le film comme une actrice d’un film des années 1940, aux années 1960 et 1970 d’afficher leurs couleurs boisées, et aux années 1980 de révéler les changements d’une société plurielle où femmes, minorités et LGBT prennent leur place. Même si on comprend la fabrication du propos, reconnaissons que c’est assez brillant, car ces idées empêchent tout formatage, quitte, parfois, à se complaire dans des séquences trop appuyées. Comme Bernstein le confesse lui-même : « J’ai tendance à faire du zèle. Je me laisse emporter. » On peut aussi remarquer cette longue et audacieuse partie sans paroles à la moitié du film. Ou cette trop longue mais ambitieuse scène de concert symphonique dans la cathédrale qui scelle la réconciliation entre Leonard et Felicia.

Qui pourrait l’en blâmer tant la première partie, composée de scène courtes, rythmant au pas de course l’histoire, est virtuose. On se souviendra longtemps de cet enchaînement entre la chambre du compositeur et la scène du Carnegie Hall, avec, au passage, un Bradley Cooper frénétique claquant les fesses rebondies de Matt Bomer, amant alangui allongé sur le ventre.

« J’ai couché avec tes deux parents »

À l’époque, être gay n’est pas toléré dans la sphère publique. Bradley Cooper fait de son Lenny (petit surnom qui n’a rien à voir avec l’humoriste des années 1950-1960) un homme à la sexualité fluide, mais à l’homosexualité piégée par les conventions sociales. Après s’être battu contre l’antisémitisme (on lui suggère de changer de patronyme), il lutte toute sa vie durant, et vainement, contre son attirance pour les jeunes hommes (tous sublimes). Après tout, il le dit lui-même : « Je désire plein de choses« .

Bridal suite

C’est là une contradiction qui fait comprendre à la fois le lunatisme du personnage, avec ses périodes d’euphorie, de flamboyance et celles de dépression, et la complexité de sa vie de couple, avec une épouse blessée, parfois baffouée, mais jamais trahie. Elle a vite compris de quel bois était Bernstein et le prix à payer pour vivre à ses côtés. C’est d’ailleurs parfaitement illustré dans l’unique séquence de « musical », celle d’On the Town, avec d’un côté les trois marins hypersexys qui entraînent Leonard dans leur tourbillon chorégraphique, pendant que Felicia est retenue par des femmes qui lui signalent qu’il n’est pas fait pour elle.

Carey Mulligan, actrice trop rare à l’écran, excelle dans ce personnage subtil où, souvent, son seul regard suffit à remplacer tout dialogue. En incarnant la comédienne costaricienne Felicia Cohn Montealegre, elle réhabilite cette femme invisibilisée. On peut reprocher au scénario d’avoir zappé une partie de sa vie (on comprend tout juste sa relation avec Richard Hart, il n’y est jamais question de ses engagements politiques en faveur des droits civiques et des minorités ou de son combat pacifiste qui l’a menée en prison). Si bien qu’elle apparaît surtout comme une femme au foyer, ayant sacrifié sa carrière au profit de la maternité et de la gestion des affaires courantes de son mari.

Heureusement, leur vie de couple n’est pas dénuée de hauts et de bas, ni de contradictions et de séduction. Notamment parce que « c’est compliqué » entre eux. « C’est épuissant Lenny. D’aimer et d’accepter quelqu’un qui ne s’aime pas et ne s’accepte pas » lui balance-t-elle. La complexité et leur complicité se confondent en un même sentiment ambivalent. Evidemment, une fois de plus, la femme doit se ranger derrière son homme.

Count on Me

Mais ici, on comprend vite que l’homme a besoin de son épouse. L’alchimie parfaite entre les deux comédiens, même si Cooper est un peu figé sous ses prothèses et son maquillage, produit l’effet escompté. Les douleurs intimes, les démons intérieurs sont perceptibles. La tristesse de Felicia comme l’égotisme de Leonard, la difficulté qu’il a de cerner son épouse dont le regard semble voguer ailleurs, la colère rentrée qu’elle n’ose exprimer quand elle voit son mari draguer de jeunes hommes, tout contribue à mettre en péril leur relation fusionnelle.

« Je t’avais demandé d’être discret. »

Le clash est attendu. « Ton égo démesuré me tue« . A l’instar de Marriage Story de Noah Baumbach, on assiste à un règlement de compte orageux d’un couple devenu distant. Mais avant d’en arriver à ce climax, le cinéaste prend bien soin de se mettre à la place de la femme et de rabaisser l’artiste (« Si tu n’y prends pas garde, tu finiras comme une vieille folle solitaire!« ). Comment peut-elle supporter que son odieux génie, qui clame aimer les gens alors qu’il se déteste lui-même, prenne la main de son amant plutôt que la sienne, dans une loge de théâtre? Comment peut-elle sourire quand elle n’existe jamais aux yeux de tous ceux qui veulent approcher son époux, pour partager une seconde de sa lumière? Là est toute la beauté de Maestro – qui aurait du s’intituler Maestra. Nous accompagner dans ce glissement vers une solitude subie. Une femme impériale et délaissée.

Le script fait d’elle une insoumise qui se rebelle, tandis que le patriarche assume enfin ce qu’il est (les seventies aidant à la libréation sexuelle). Pourtant, à l’image, Bradley Cooper n’en démords pas : ils restent amoureux. Le destin facilitera la réconciliation. S’il y a une fêlure évidente en elle, il y a une fragilité touchante en lui. Personne n’est antipathique dans ce couple à la fois mal assorti et très harmonieux. Tout est fait pour les unir, les désunir, les réunir. Un bel album de photos de famille avec un narcissique au milieu alors que c’est elle qui renvoie la lumière.

A Boy Like That / I Have a Love

Une belle déclaration d’amour. Involontairement ou inconsciemment, le réalisateur, comme dans A Star is Born, est subjugué par son actrice. Non pas que Cooper soit mauvais acteur. La scène où il se doit de mentir à sa fille sur son homosexualité est terrible et très bien jouée. Tout à son honneur, il opte aussi pour le Bernstrein chef d’orchestre et enseignant plutôt que le créateur. On sent d’ailleurs toute la préparation très Actor’s studio pour son rôle (six ans pour apprendre à imiter le maestro en chef d’orchestre). [Aparté : évidemment, il n’est pas au même niveau que Cate Blanchett dans Tàr, qui elle avait toute liberté pour inventer sa manière de conduire un orchestre.] Cependant, on garde en mémoire toutes les scènes de Mulligan, inspirées, quand on oublie plus faculement celles, plus classiques, de Cooper.

Ce qui ne s’efface pas c’est leur grande histoire d’A. Un amour intemporel et indéfectible. Deux individus honnêtes et fiers qui s’adaptent à leur condition humaine. Sans doute est-elle plus lucide et intelligente que lui. Sans aucun doute il y a une forme de lâcheté chez lui. Derrière ce grand homme se cachait donc une grande femme, comme toujours. Un duo pas comme les autres, dont l’affection sincère éclate au fil des ans (et des scènes).

Cette histoire de couple aurait mérité d’être un peu mois longue, un peu moins maniérée. Le film aurait ainsi gagné en émotion. Reste qye Maestro est une jolie symphonie, poignante et tragique dont le fil conducteur est le tour de force d’une actrice pour incarner une femme admirable.