La tête froide et Stella, une vie allemande : deux femmes en zones grises au milieu du chaos

La tête froide et Stella, une vie allemande : deux femmes en zones grises au milieu du chaos

La même semaine, le 17 janvier, deux films formellement différents, racontent l’histoire de deux femmes tentant de survivre dans leur époque.

Remontons dans le temps, avec Stella, une vie allemande, d’après l’histoire vraie de Stella Goldschlag. Le film de Kilian Riedhof retrace le parcours sinueux de cette jeune berlinoise juive, dont la chevelure blonde et les yeux bleus lui permettent d’échapper aux rafles. Des années 1930, où elle se rêve chanteuse de jazz à Broadway, à la fin de la Seconde guerre mondiale, on suit ainsi sa lente descente aux enfers.

Magnifiquement incarnée par l’excellente Paula Beer, Stella est une femme égoïste, inconsciente des objectifs politiques des nazis, prête à tout pour réussir. Toute l’intensité du film tient dans ses ambiguïtés et ses reniements. Qu’aurait-on fait à sa place? Telle est la question sous-jascente, puisqu’elle est à la fois victime d’un régime qui veut sa mort et collaboratrice de ce même régime pour pouvoir survivre.

Un destin vacillant

Si la mise en scène est classique, pour ne pas dire académique, le sujet ne l’est pas du tout. Stella va d’abord subir son destin. Sa famille ne peut pas s’expatrier au moment où les Nazis s’emploient à écarter les Juifs de la vie publique. La voilà travailleuse forcée dans une usine d’armement, contrainte de porter la diffamante étoile jaune. Son aspect aryen lui permet, cependant, de la retirer la nuit venue, de séduire un gradé militaire hitlérien et de profiter de la vie festive berlinoise. Entre résistance et compromissions, elle doit, finalement, entrer dans la clandestinité, quand les premières déportations ont lieu. Son destin bascule quand elle est arrêtée et torturée. De loin la séquence la plus perturbante du film. Et celle où le scénario bascule. Il prend enfin son élan, se focalise finalement sur son véritable sujet, et semble plus inspiré que la première partie ronronnante et didactique.

Car c’est aussi là que Stella, une vie allemande, se détourne des histoires récentes mises à l’écran sur cette époque. Généralement, le cinéma germanique a tendance à faire revivre des héros inconnus, à remettre en lumière des actes de bravoures méconnus ou à dénoncer des notables qui ont caché leur passé nazi. Ici, c’est une Juive allemande qui va devenir la traîtresse de l’Histoire. Essayant de sauver sa famille des camps d’extermination, elle décide de collaborer avec l’ennemi, la Gestapo, en révélant, dénonçant, traquant les Juifs (jusqu’à ses propres amis) qui se cachent dans la capitale. Elle n’est pas la seule à être utilisée ainsi par les Nazis. Mais, on estime qu’elle serait responsable de la mort de 600 à 3000 Juifs. Tout cela pour quoi? Ses parents et sa belle-famille seront envoyés à Auschwitz. Et malgré le pacte rompu avec la Gestapo, elle continuera à jouer les taupes pour la Gestapo jusqu’à la fin de la Guerre.

Brouillard épais

Autant dire que le récit de cette jeune femme d’à peine 20 ans (qui a été jugée, emprisonnée et qui s’est suicidée 50 ans plus tard) est plus que troublant. Certes, le régime au pouvoir est montré comme perfide. Mais la tragédie personnelle de Stella interpelle le spectateur : broyée par le régime et cherchant à sauver les siens, elle n’a que des mauvaises solutions. Ces questions sont intellectuellement bien posées par le scénario. On regrette que l’émotion ne suive pas aussi bien le questionnement éthique du personnage, qui navigue dans un brouillard épais, entre le pouvoir qu’on lui confère et l’effroi qu’elle procure.

Rouage d’une mécanique totalitaire, où la violence morale n’a rien à envier à la brutalité physique du système, Stella est une de ces « collabos » malgré elle, qu’il serait trop facile de juger comme monstrueuse. Le film ne fait pas de faux pas de ce point de vue là. Le poids de la dictature – et ses méthodes pour soumettre l’individu – brise incontestablement toute résistance et libre arbitre. Stella, c’est une vie d’exclusion, de peur, de trahison. Inutile de chercher une réponse claire face à cette existence maltraitée. L’instinct de survie l’a sans doute emporté sur la solidarité communautaire, quand bien même aurait-elle eu le choix.

Le grand talent de l’actrice est de nous donner la clé pour qu’on ne rejette pas Stella. À la fois passionnant et lisse, fascinante et terrifiante, comme le personnage est tout aussi séduisant qu’horrible, elle habite le film même dans ses creux narratifs. Il agit finalement comme une forme d’exorcisme, en extrayant une culpabilité enfouie – celle de « l’héroïne » comme celle du pays. Cette complexité est bien retranscrite, trop scolairement sans doute, parfois pesante aussi. Mais une chose est certaine, le film nous tend un miroir inconfortable sur nos propres consciences…

La fin justifie-t-elle les moyens?

La même interrogation se pose dans La tête froide. Non pas qu’on soit dans une dictature, mais la France contemporaine n’est pas non plus un paradis. D’un côté, des précaires qui luttent pour se loger, se nourrir et vivre dignement. Quitte à faire un peu de contrebande de clopes. De l’autre, des migrants qui cherchent une vie meilleure en Europe. Au-dessus d’eux, la Loi, implaccable et rigide, un Etat de droit qui étouffe toute humanité. Dans ce premier film, le documentariste, reporter et auteur de bande dessinée, Stéphane Marchetti tente lui aussi d’explorer les sentiments et décisions contradictoires d’une femme, française cette fois-ci, chahutée par le hasard d’une rencontre.

Là encore, une actrice envahit le film. En l’occurrence, la trop rare Florence Loiret-Caille, qui s’empare avec panache d’un rôle exigeant (physiquement comme émotionnellement). Elle incarne Marie, qui a souvent fait de mauvais choix de vie et de mecs. Réduite à vivre dans une caravane dans la région de Briançon, dans les Alpes du sud, elle tire le diable par la queue avec un trafic de cigarettes, achetées à bas prix en Italie et revendues à des clients du bar où elle travaille. Elle dispose d’un « complice » pour ne pas se faire prendre à la frontière : son compagnon, policier.

Une épopée risquée

Le récit est documenté autour de son épopée imprévisible. Car La tête froide n’est pas un drame social ordinaire. Un soir, au col de l’Echelle, elle tombe nez à nez avec un migrant guinéen (Saabo Baldé, juste de bout en bout). Ensemble, ils vont s’unir pour essayer de sortir la tête de l’eau. Elle pour payer ses factures et ses dettes. Lui pour rejoindre le Royaume-Uni. Ils vont ainsi contribuer à faire passer des groupes de migrants d’Italie vers la France, contre des paquets de cash. Mais devenir passeur, outre l’illégalité du job, peut conduire au cauchemar.

Epuré, froid, efficace. Le film ne manque pourtant ni de sensibilité ni d’humanité. Quelques mois après Les survivantsLa tête froide se focalise aussi sur les dangers de la traversée des Alpes, à travers un citoyen indifférent au sort des migrants, avant qu’il ou elle ne bascule dans une solidarité périlleuse. Florence Loiret-Caille épouse parfaitement toutes les émotions (et les absences d’émotion) de son personnage fragile et combattif, opportuniste et empathique.

Le film de Stéphane Marchetti tire sa vitalité de ce mélange entre thriller, film noir, drame social et documentaire. En confrontant les points de vue – policier, associatifs, migrants -, il propose une vision sans didactisme ni « moralisme ». Car si l’esprit de charité l’emporte, il n’en demeure pas moins que cela reste du trafic d’êtres humains.

Une tempête mortelle

Reste l’évolution des sentiments entre Marie et Souleymane, deux êtres méfiants, qui va se révéler dans une formidable séquence de traversée des Alpes. La tempête de neige, possiblement meurtrière, va rabattre les cartes et faire effondrer leurs résistances. Les paysages s’effacent. Les frontières n’existent plus. Il ne reste que deux petits humains piégés par la puissante nature. Précaire et migrant sont alors à égalité face à la mort. C’est aussi là que le film prend toute sa dimension cinématographique. En abolissant psychologie et dialogues : l’image envahit tout le récit et la lutte pour leur survie devient le seul enjeu dramatique, loin des considérations légales ou morales.

Que ce soit Stella, l’Allemande, ou Marie, la Française, ce sont deux femmes prises dans la tourmente de leur époque, devant gérer leurs contradictions personnelles et leurs dilemmes éthiques, et dotée d’un instinct de survie à l’issue incertaine. Deux rôles magnifiques pour des actrices passionantes. Mais surtout deux films qui font écho à nos questions actuelles et nous obligent à nous interroger sur nos actions, au-delà des jugements et des ordres imposés. Deux rebelles prises dans l’étau d’une société oppressive.