Sans jamais nous connaître : le pouvoir de l’amour plus fort que la mort

Sans jamais nous connaître : le pouvoir de l’amour plus fort que la mort

Inutile de le répéter ou de se mentir : au fil de ces longs métrages, Andrew Haigh nous a toujours séduits par la sensibilité de ses histoires en clair-obscur. Week-end, 45 ans et La route sauvage, bien que très différents, ont en commun une subtilité du regard sur l’humain, que ce soit sur un amour naissant, un mariage mourant, ou une quête désespérée d’affection.

Sans jamais nous connaître pourrait être vu comme une parfaite synthèse de cette courte filmographie et le couronnement d’un carré d’as. Mais ce drame intime surpasse peut-être ces prédécesseurs, sans jamais verser dans le mélo excessif. Une histoire simple et existentialiste, quatre personnages spectraux, et un final étoilé, sobre et émouvant.

Jamie Bell, Andrew Scott et Claire Foy

Un homme, la belle quarantaine, vivant seul dans un immeuble londonien quasi vide, tente d’écrire un scénario en se replongeant dans ses souvenirs d’enfance, vers la fin des années 1980. Ce travail l’amène à une introspection psychanalytique individuelle, d’une part dans la banlieue où il vivait enfant, d’autre part dans les images mémorielles de son appartement dénué d’affect. Sa caverne de Platon. Ils convoquent ses parents, décédés, se rapproche de son unique voisin, charmeur et irrésistible. Etrangement, ses parents sont toujours vivants et ont l’air d’avoir le même âge que le jour de leur mort. Et son voisin lui redonne goût au réel… Mais qu’est-ce que le réel quand on est obsédé par ses hallucinations?

SOS d’un terrien en détresse

Sans jamais nous connaître, comme Ghost ou A Ghost Story tourne autour de fantômes. Un dialogue avec l’au-delà, comme si l’imaginaire pouvait être guerrisseur. Ce drame mélancolique et délicat emprunte la voie de la résilience thérapeutique à travers les voix de ceux qui ont aimé sans jamais se le dire. Tout est rempli d’une tendresse poignante. La profondeur des sentiments est atteinte par une mise en scène assez humble, portée par des interprètes à l’alchimie évidente.

Andrew Scott

Malgré l’apparent réalisme du récit, Andrew Haigh nous emmène dans un voyage onirique subtil, ponctué d’ellipses, parfois un peu voyantes, et de langueurs, souvent nécessaires pour nous permettre de ne pas suffoquer. Tout comme les arrière-plans, la musique et plus généralement, l’esthétique sont essentiels pour laisser son personnage respirer. Car All of Us Strangers a tout d’une thérapie où le dépressif étouffe sous le poids de ses traumas, enfermé chez lui ou dans ses souvenirs, ressassant continuellement la cruauté involontaire d’êtres dont on attend sans doute trop.

Harry, un ami qui lui veut du bien

Le film est aussi insaisissable que ses fantômes et aussi énigmatique que les émotions vaporeuses de son protagoniste central. Il mixe différentes tonalités (et différents rythmes) : triste, amusant, romantique, terrifiant, romantique, mortifère, nostalgique, fantastique… La mélancolie d’Adam en devient le bruit de fond, une sorte de bruit blanc, qui soutient tous ces styles. Mais, plus encore que son état d’esprit, admirablement transmis par Andrew Scott, dont on sent, ressent, pressent toutes les fêlures intimes mises à nu, c’est la solitude de chacun des membres du quatuor qui revient comme un refrain lanscinant. Il est seul dans son immeuble, dans la maison familiale, dans le train, tout comme ses parents morts tuent l’ennui de leur existence finie, et son voisin Harry, qui remplit son vide avec alcools et drogues.

Claire Foy

Dans sa construction habile, Andrew Haigh use de quatre facettes pour traduire les fantasmes d’Adam : avec ses parents en trio, mais également en duo avec sa mère, un brin conservatrice et catholique (Claire Foy, impeccable), avec son père, homme pas encore tout à fait déconstruit mais à l’écoute (Jamie Bell, formidable), et enfin, avec son voisin-amant, si vivant, si tendre, si amoureux (Paul Mescal, sensationnel, et produisant une alchimie exceptionnelle avec Andrew Scott). Tous brillent au firmament (de leur talent) et, avec sobriété, imposent une partition brillante, individuellement comme collectivement.

Always on their minds

Tout est affaire de communication. Se dire les choses essentielles, même banales, qui n’ont pas pu être dites. Evoquer les faits heureux et superficiels, qui permettent de ne pas désespérer. Partager une embrassade avec son père, pour combler le manque. Se laisser embrasser, caresser, toucher, avec douceur ou passion. Lâcher prise, en fin de compte, même face à ses songes et ses peurs. Quitte à boire un verre de whisky ou prendre de la kétamine. C’est un moyen assez direct d’atteindre les étoiles…

« Je suppose qu’on ne décide pas quand ça finit »

L’histoire d’amour est filmée de manière pudique et réaliste, sans fioritures ou voyeurisme malsain. Elle permet de comprendre la difficulté d’assumer, d’exposer, de vivre pleinement son homosexualité, même si les choses évoluent dans le bon sens, comme Adam l’affirme.

Paul Mescal

Mais All of Us Strangers n’est pas simplement un film « gay ». Cette liaison idéalisée par Adam pourrait être une romance hétéro ou lesbienne. Le facteur homosexuel ne fait qu’accentuer le tempérament isolé du quadra londonien. L’universalisme du film, quant à lui, repose avant tout sur le deuil inachevé du fils avec ses parents, de cette absence douloureuse qui le hante depuis près de trente ans. La perte irréparable et irrattrapable s’avère être le lien commun que nous vivons tous.

On en sort tourmenté, remué. Comme de cette scène de Noël, où la mère chante un tube des Pet Shop Boys : « Peut-être que je ne t’ai pas serré dans mes bras Pendant tous ces moments solitaires, solitaires. Et je suppose que je ne t’ai jamais dit Que je suis si heureux que tu sois à moi. Si je t’ai fait sentir comme si tu étais en second plan Je suis tellement désolé, j’étais aveugle. Tu étais toujours dans mes pensées, Tu étais toujours dans mes pensées« .

Quelle plus belle déclaration d’une défunte?

Chains of Love

Car dans ce voyage intérieur, dans cette éclipse totale du cœur, qui est là pour protéger cet enfant devenu adulte des griffes d’un fauve ou des morsures d’un vampire?

Jamie Bell

Dcéhirant jusqu’au bout, grâce à un revirement scénaristique peu prévisible, saisissant et dévastateur, le film parle aussi bien à l’enfance qui réside en chacun de nous qu’à l’adulte que nous sommes devenus. Après avoir vécu le harcèlement, l’homophobie, le statut d’orphelin, Adam s’est construit sur des bases très fragiles. Et c’est justement cette vulnérabilité, mêlée de crainte, de confusion, de honte parfois, qui nous touche. Tout comme on peut-être emportés par ses espoirs de bonheur, cette volonté d’y croire, de « replonger » dans l’amour, dans le réel, loin de toutes ses limites qu’on s’impose, cette prudence qui nous paralyse, cette pudeur pas forcément salutaire.

All of Us Strangers pourrait être un hymne, troublant, à la confiance en soi. Se rencontrer, se (re)connaître, s’aimer les uns et les autres. Rien de mièvre. Mais sans cela, le sentiment d’être étranger au monde et à tout le monde peut vite envahir les pensées et tuer tous les désirs. C’est le sort réservé à Adam, écrasé par la solitude, impuissant face à ses démons, enfoui sous ses traumas, détruit quand on le croit sauvé. Il ne reste plus que le face à face en position foetale avec son idéal amoureux, où Eros et Thanatos fusionnent dans les limbes lactées de l’au-delà.

Heureusement la mort ne peux pas lutter contre l’amour, virtuel, onirique ou réel. The Power of Love, comme le chantait Frankie Goes to Hollywood. Alors, tous ces fantômes nous hantent, plus vivants que jamais.