CineLatino : un festival pour conjurer le mauvais sort d’une production en crise

CineLatino : un festival pour conjurer le mauvais sort d’une production en crise

Du 15 au 24 mars, l’Amérique latine s’invite au 36e festival Cinélatino à Toulouse et en Occitanie. Car, malgré tout, le cinéma latino-américain reste vivace.

L’an dernier, Los Colonos du chilien Felipe Galvez et Levante de la brésilienne Lillah Hallah ont été couronnés par la critique internationale à Cannes. Les chiliens Guillermo Calderon et Pablo Larrain ont été primés à Venise pour le scénario de El conde. À San Sebastian, même récompense pour les argentins María Alché et Benjamín Naishtat et leur film Puan (qui sera projeté à Cinelatino). À la dernière Berlinale, le court métrage An odd Turn de l’argentin Francisco Lezama a été sacré par un Ours d’or et le long métrage Pepe (venu de Saint Domingue) est reparti avec l’Ours d’argent de la mise en scène pour Nelson Carlo De Los Santos Arias. Enfin, La memoria infinita de Maite Alberdi a été nommé à l’Oscar du meilleur film documentaire.

Trou d’air

On peut aussi voir le verre à moitié vide. Après une remontada du cinéma péruvien et du cinéma colombien, un bon maintien de la production chilienne, les films venus d’Argentine, du Brésil et du Mexique, les trois grandes puissances du 7e art dans cette partie du monde, se raréfient aussi bien dans les salles occidentales que dans les festivals majeurs. Prenons le festival de Cannes 2023 comme référence : en sélection officielle il n’y avait aucun film en compétition, trois longs métrages de fiction dans les autres sections, un film à la Cinefondation, un court-métrage coproduit, un documentaire. On ajoutera que la Quinzaine a fait l’impasse sur le cinéma de tous ces pays, courts-métrages compris. Idem à l’ACID. La Semaine de la critique, avec moins de films présentés, a retenu un long brésilien et un court mexicain. Et le panorama était encore plus déprimant à Venise (cinq coprods, un court métrage toutes sélections confondues).

D’où l’utilité de festivals comme Cinélatino, mais aussi ceux de Biarritz, Genève, Stockholm ou Bonn en Europe, tous dédiés aux films venus de ce contininent latino-américain. D’aurant que dans ces pays là, le cinéma local n’est pas plus à la fête, malgré une bonne couverture de salles au Mexique, au Brésil, en Colombie et en Argentine et un box office plutôt dynamique. Le Brésil, le Chili et l’Argentine sont complètement envahis par les productions américaines. En décembre dernier, Minha Irmã e Eu de Susana Garcia a été le premier film brésilien à dépasser les 2 millions d’entrées depuis 2015. Deux films mexicains seulement se sont classés dans le Top 40 annuel de 2023, dont Radical de Christopher Zalla, énorme hit.

Retour en force du cinéma brésilien

Pourtant, à voir la programmation de Cinelatino, la diversité des films qui seront présentés confirment que les talents ne manquent pas, qu’ils viennent du Chili (Mis hermanos en ouverture) ou d’Argentine (La rançon, le prix de la liberté en clôture). La compétition propose des films chiliens (Aullido de Invierno, Sariri), colombien (J’ai vu trois lumières noires), argentin (La practica), costa-ricain (Memorias de un cuerpo que arde), mexicains (No nos moveran, Sujo, Valentina o la Serenidad). On note aussi le retour en force du cinéma brésilien avec Betânia, Cidade Campo, Estranho Caminho et Retrato de Um Certo Oriente. Dans les autres sections, le cinéma argentin est très présent, en plus de films venus de Cuba, du Pérou, et de République dominicaine, d’Equateur, du Vénézuela, du Guatemala, du Paraguay, de Porto Rico et d’Uruguay.

Cette belle cartographie cinématographique est cependant troublée par un contexte compliqué. Outre la concurrence très forte (et historique) de la télévision (et désormais des plateformes, à commencer par Netflix qui domine largement les habitudes des latino-américains), le cinéma, dans la plupart de ses pays, est confronté à de nombreux obstacles : instabilité politique, idéologie ultra-libérale, manque de financements (publics et privés), etc.

L’après Bolsonaro

Au Brésil, depuis le retour de Lula à la présudence, le secteur respire et renaît. Rappelons qu’en 2019, lors de l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, le ministère de la Culture avait été tout simplement supprimé et l’attribution de fonds publics aux productions brésiliennes par l’intermédiaire du Fonds sectoriel de l’audiovisuel, créé par Lula en 2008, dépendait de l’orientation politique du cinéaste et de l’ambition commerciale des projets. Bolsonaro a également menacé de fermer l’Ancine (le CNC brésilien). Cela avait amené de nombreuses protestations (y compris sur les marches du Festival de Cannes lors de la montée de l’équipe d’Aquarius) et conduit certains cinéastes à tourner à l’étranger.

L’életrochoc Milei

C’est exactement la même voie qu’empreinte , le nouveau président argentin Javier Milei. Durant sa campagne électorale, il avait annoncé qu’il supprimerait le ministère de la Culture et plusieurs institutions culturelles dont l’INCAA (le CNC argentin). Les députés ont voté récemment un projet de loi réduisant de 75% le financement de l’INCAA. Et cette semaine, toute cette politique a bien été confirmée : une baisse drastique des fonds publics, une obligation de réduire les dépenses pour combler le déficit de l’INCAA, en coupant notamment la masse salariale, les frais généraux, les subventions aux festivals et la présence dans les festivals étrangers. Cela concernerait aussi bien le prestigieux festival de Mar del Plata (le plus important en Amérique du sud), le marché du film de Ventana Sur (en collaboration avec le marché de Cannes), les aides pour la distribution des films argentins, les salles de cinéma exploitées par l’Etat et les écoles de cinéma. Autant dire que cela menace de disparition l’industrie du 7e art dans ce pays, autrefois modèle pour la richesse de sa production (environ 200 films par an).

Le sentier populiste péruvien

Au Pérou, le panorama n’est pas meilleur. Alors que l’on constatait un essor du cinéma péruvien, grâce à une politique de subvention soutenue depuis vingt ans (30 à 40 % des financements alloués sont exclusivement destinés aux films produits en région), une nouvelle proposition de loi, à l’automne dernier, vise à réduire les financements au cinéma national, avec pour objectif la promotion de films plus commerciaux et plus séduisants pour les investisseurs privés. De la Russie à la Hongrie, en passant par la Chine, ce sont les mêmes éléments de langage qui sont évoqués, avec en toile de fonds une volonté d’assécher la production de cinéastes autochtones et contestatires. Pour les cinéastes, il s’agit de limiter l’accès aux aides à des films engagés, que ce soit sur la mémoire, les mouvements sociaux, les conflits politiques, ou la place des femmes dans une société conservatrice. Autant de sujets qui sont à la sources des manifestations (parfois violentes) à Lima.

Cinématographies en perdition

À cela s’ajoute des pays autrefois puissants cinématographiquement, le Vénézuela et Cuba, qui n’ont plus d’industrie cinématographique, écrasés par une économie en dépression chronique. La politique de Chavez à Caracas a stoppé net l’élan du cinéma vénézuélien des années 2000-2010. Le Centro Nacional Autónomo de Cinematografía est désormais sous la coupe d’une députée de son parti. À La Havane, il ne reste plus qu’une vingtaine de salles, sept fois moins qu’il y a trente ans. La production locale, qui dépend de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques et de la censure gouvernementale, est anémique.

Trois pays qui vont presque bien

Aussi, le Mexique, la Colombie et le Chili font figure d’exception. Le Mexique peut compter sur de grands noms du cinéma, primés dans les Festivals ou exportés à Hollywood avec succès (et Oscars à la clé pour Inarritu, Cuaron, Del Toro). Créé il y a trente ans, l’Instituto Mexicano de Cinematografía aude au financement de près de 200 films par an. Mais peu attirent le grand public…

En Colombie, le nombre de productions nationales, auparavant limitées à une dizaine de titres par an, a été quadruplé après des années de disette lors de la disparition du FOCINE (Compañía de Fomento Cinematográfico). Des lois ont permis de soutenir l’activité cinématographique, avec l’instauration d’une taxe de 8,5 % sur les revenus nets des distributeurs et exploitants générés par la distribution et la diffusion de films étrangers (sur le modèle frnançais) et d’un prélèvement de 5 % sur les recettes des producteurs de films colombiens afin d’alimenter un fonds de soutien (Fonds pour le Développement Cinématographique) géré par le Conseil National des Arts et de la Culture en Cinématographie.

Enfin, au Chili, le cinéma a pu s’imposer dans les festivals, les palmarès et les salles de cinéma du monde entier grâce à de nombreux réalisateurs renommés (de Pablo Larrain à Patricio Guzman) et la Loi de développement audiovisuel de 2004, qui visait à aider à la création, la diffusion et la protection du patrimoine cinématographique national. Là encore, cela permet au pays de produire une quarantaine de films par an, malgré sa dépendance aux fonds publics (et donc au gouvernement en place). En l’absence d’institutions dédiées, à chaque élection l’écosystème, fragile, est menacé.

Espoirs

Du financement, souvent aidé par le système de coproductions internationales, à la diffusion, la plupart du temps concentrée dans des multiplexes dans les centres urbains, le cinéma latino-américains est ainsi confronté à plusieurs adversaires : le cinéma américain, ultra-dominateur, les politiques publiques, variables, l’idéologie des dirigeants, parfois extrêmistes, le manque de salles de cinéma, le financement privé, etc.

Malgré cela, d’excellents films arrivent jusqu’à nous : ces temps-ci, on a pu voir en France Les colons, Los delincuentes, Jauja, Mis Hermanos, Pornomelancholia, Levante, Eurêka, Lost in the Night, etc. Cinélatino ouvre un peu plus la focale sur des films inédits, que les cinéastes soient confirmés ou émergents, dans tous les genres. Non seulement, c’est salutaire, mais cet engagement, sous forme de résistance invisible, est encore plus nécessaire que jamais.

En espérant qu’au prochain Festival de Cannes, la moisson soit un peu plus fournie que l’an dernier. On peut y espérer Chocobar de Lucrecia Martel, Mi Bestia de Camila Beltran, Saint-Ex de Pablo Agüero, Viaje Esencial du vétéran Alejandro Jodorwsky, sans oublier les films internationaux de Miguel Franco (Dreams) et de Karim Aïnouz (Rosebushpruning).

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