Impossible d’aborder le dernier film de Sophie Fillières – achevé de manière posthume sous la supervision de ses enfants Agathe et Adam Bonitzer et à partir de ses indications – sans prendre en compte le contexte particulier de sa production. C’est évidemment bouleversant d’imaginer la réalisatrice travailler jusqu’à ses derniers jours sur ce portrait saisissant d’une femme en pleine crise existentielle, et l’on croit percevoir dans certaines situations et répliques un double sens douloureux, notamment lorsque l’héroïne parle de son angoisse de la mort.
Pourtant, malgré ce contexte déchirant, le film impressionne par sa manière de mêler des éléments de comédie au drame, faisant rire le spectateur par son sens de l’autodérision, tout en regardant en face la difficulté de vieillir, la maladie mentale et la perspective de la mort. Il y a quelque chose d’indéniablement cathartique dans le cheminement de cette héroïne qui nous ressemble, dépassée par sa propre existence, et n’ayant aucune idée de comment faire pour aborder cette nouvelle période de sa vie qui commence…
Cheminement intérieur
Au départ, Barberie Bichette – c’est son nom – a pourtant tout du personnage urticant, enlisée dans un contexte forcé : elle est si seule et si paumée qu’elle se parle à elle-même, ses enfants ont honte d’elle, les miroirs lui renvoient sans cesse une image qui la déprime, et ainsi de suite. Les scènes d’exposition semblent ainsi parfois surécrites, ou au contraire complètement anecdotiques, témoignant de l’état flottant du personnage, et de l’impuissance de ses interlocuteurs à la rassurer.
Bien sûr, cela crée par ricochets des effets comiques – mais aussi, au fur et à mesure, un certain malaise. L’agacement se mue alors en compassion, et Barberie – incarnée avec beaucoup de générosité par une Agnès Jaoui à fleur de peau – vient nous cueillir presque contre notre gré. On est enfin prêt à l’accompagner dans son cheminement intérieur, à mesurer ce que dissimule sa manière déterminée de promener son mal-être partout où elle passe, comme un étendard, tout en restant résolument murée en elle-même – jusqu’au point de rupture.
Paradoxalement, le second chapitre (le film étant construit en trois temps) qui se veut le plus sombre, et aussi celui qui ménage les moments les plus beaux, entre émotion et fantaisie lunaire. Sophie Filières a une manière unique de capter les tout petits détails du quotidien et de les porter transfigurés à notre regard. Elle décale le gag en faisant suivre une question incongrue d’une réponse encore plus savoureuse, tire le fil d’une coïncidence sans importance pour en faire quelque chose de beau, s’amuse de nos défaillances pour mieux souligner notre condition si humaine.
Aller de l’avant
Ce faisant, elle alterne joliment humour crâne et immense tristesse, tissant le fil d’un cinéma aussi singulier qu’intime. C’est parce qu’il y a cette immense tristesse qu’il faut cet humour crâne. C’est parce que la vie est désespérée et sans issue qu’il faut essayer de continuer à en rire au maximum, de profiter de ce qu’elle offre tant qu’on en a le temps. D’ailleurs, c’est l’une des idées maîtresses du film : il faut aller de l’avant – plutôt que de se laisser parasiter par les souvenirs du passé, ou les regrets, ou la violence d’un présent qui n’est pas celui que l’on souhaiterait. Question de tempo.
Et la cinéaste applique le principe jusque dans la forme du film, construite sur une grande succession d’ellipses qui l’empêchent de s’appesantir sur les situations quelles qu’elles soient. Il faut voir comme elle enchaîne, à la jonction entre les chapitres 2 et 3, une scène de retrouvailles émouvantes avec une scène d’adieux joyeuse et drôle. Avant de nous précipiter quasiment dans un autre film, ou plutôt de rebattre les cartes pour répondre à sa façon (c’est-à-dire de manière loufoque et poétique à la fois) aux questions posées par les deux premières parties.
Comment Barberie comble son vide intérieur, comment elle trouve finalement sa place, comment elle fait la paix avec cette drôle de chose que l’on nomme l’existence, on ne le révélera évidemment pas ici. Mais ce qui est certain, c’est qu’à la vision de cet épilogue, on se sent à la fois plus lourd et plus léger, entre apaisement et révolte, saisis par les rires et les larmes. Et comme l’écrit Sophie Fillières dans la note d’intention du film, et comme l’expérimente Barberie à l’écran, on est simplement heureux de pouvoir se dire l’espace d’un instant : J’existe. Me voilà.
Fiche technique
Ma vie, ma gueule de Sophie Fillières (2023)
Avec Agnès Jaoui, Angélina Woreth, Édouard Sulpice, Philippe Katerine, Valérie Donzelli, Laurent Capelluto...
Distribution : Jour2fête Distribution
Sortie française : 18 septembre 2024