Cannes 2024 | Caught by the tides : Jia Zhangke ravive le passé récent

Cannes 2024 | Caught by the tides : Jia Zhangke ravive le passé récent

Chine début des années 2000. Qiaoqiao et Bin vivent une histoire d’amour passionnée mais fragile. Quand Bin disparaît pour tenter sa chance dans une autre province, Qiaoqiao décide de partir à sa recherche. En suivant le destin amoureux de son héroïne de toujours, Jia Zhang-ke nous livre une épopée filmique inédite qui traverse tous ses films et 25 ans d’histoire d’un pays en pleine mutation.

Si le nouveau film de Jia ZhangKe nous semble si étonnamment familier, c’est qu’il réunit des images tournées par le réalisateur chinois depuis le début des années 2000 (on reconnait ici et là Plaisirs inconnus, Still life…), revisitant à la fois son œuvre et deux décennies de mutations et d’évolutions dans son pays. 

Travaillant sur la notion de souvenirs et de passé récent, il s’appuie sur une narration volontairement relâchée, pour ne pas dire subliminale, qui suit deux personnages sur une période longue, et met la musique au cœur du récit. C’est ainsi sur l’incroyable titre Underground (plus littéralement Fort incendie), interprétée par le groupe de rock chinois Brain Failure, que s’ouvre le film, avec ce vers symbolique emprunté à un célèbre poème de la dynastie Tang :« Même un fort incendie ne peut pas brûler toutes les mauvaises herbes, elles repousseront dans la brise du printemps », auquel les images d’immeubles en ruines et de travaux de démolition, puis de modernisation à outrance, font en quelque sorte écho. 

Un film avant tout musical

Et c’est ainsi que le cinéaste observe et documente plusieurs régions (les Trois Gorges du fleuve Yangtze, Zhuhai dans l’extrême sud, Datong dans le Shanxi…), à plusieurs époques différentes, en filmant dans la rue, dans les karaokés ou les bars. Il filme les gens, s’attarde sur les visages, les corps, les gestes. On plonge en immersion dans un pays qui n’existe déjà plus, et dont même le souvenir semble lointain. Le réalisateur explique avoir voulu non seulement raviver ces souvenirs du passé, mais aussi s’en remémorer les sons, et c’est le rôle que jouent les différentes chansons (19 au total) qui ponctuent le film, donnant un aperçu des sentiments intérieurs du personnage féminin, par ailleurs murée dans le silence.

L’un de ces morceaux, entendu dans la première partie (Kill the One from Shijiazhuang du groupe Omnipotent Youth) est un portrait désespéré de la vie morne des travailleurs d’une usine d’État dans une ville industrielle de l’intérieur du pays. Un autre raconte l’histoire d’amour impossible d’un couple qui se rencontre puis se sépare (Yi Mo Yi Yang du groupe Wutiaoren). La chanson de la fin (Ji Xu de Cui Jian) a été écrite pendant le confinement et porte un appel vibrant pour la dignité.

Réjouissante approche formelle

 C’est étrange de renouer avec une période du passé qui semble à la fois très proche et déjà si lointaine, datée par certains événements (l’annonce des JO de Pékin) ou repères temporels (cette publicité futuriste pour des robots de compagnie, devenus depuis une réalité). Mais ce qui s’avère le plus passionnant, c’est la manière dont le film repose sur un flot d’images presque continu, un enchaînement de séquences juxtaposées tantôt documentaires et tantôt fictionnelles qui, dans leur forme même, disent quelque chose du bouillonnement ininterrompu qu’à connu la société chinoise pendant cette période. 

Ce réjouissant travail de montage, qui réussit dans le long métrage une hybridation passionnante plus fréquemment présente dans le format court, est ainsi à la fois un vrai manifeste historique et politique, et une manière, pour Jia Zhang-Ke, de prolonger et approfondir ce qu’il a cherché pendant la majeure partie de sa carrière. Déconnectant son récit d’une partie des éléments traditionnels de la narration (intrigue définie, rebondissements, dialogues…), il privilégie une approche purement formelle et sensitive dans laquelle la contemplation et l’observation deviennent le moteur principal du film. Chacune de ces images est comme une bribe de souvenir arrachée au passé, sauvée de la mort et de l’oubli par le pouvoir incommensurable de la caméra et du cinéma, qui arrête et remonte le temps pour rendre vivant pour toujours ce qui avait disparu.

Caught by the tides
Cannes 2024. Compétition
1h51
Avec Zhao Tao, Zhubin Li...
Réalisation : Jia Zhang-Ke
Scénario : Jia Zhangke, Wan Jiahuan
Distribution : Ad Vitam