Tout à la fois militant, révolutionnaire, dandy, voyou, majordome ou sans abri, il fut un poète enragé et belliqueux, un agitateur politique et le romancier de sa propre grandeur. La vie d’Edouard Limonov, comme une trainée de soufre, est un voyage à travers les rues agitées de Moscou et les gratte-ciels de New-York, des ruelles de Paris au cœur des geôles de Sibérie pendant la seconde moitié du XXe siècle.
En adaptant le roman éponyme d’Emmanuel Carrère, Kirill Serebrennikov dresse le portrait composite et parcellaire d’Edouard Limonov, écrivain, militant et révolutionnaire russe qui traverse le dernier tiers du XXe siècle et les 20 premières années du XXIe Rythmé par les chansons des Velvet Underground et de Lou Reed, le film est une déambulation relâchée dans la vie du personnage, une ballade de forme éminemment libre qui épouse la poésie, les excès et la folie de son personnage. Un personnage présenté d’emblée comme ambivalent, qui refuse tout à la fois de s’identifier comme un dissident du régime communiste ou comme l’un de ses artistes officiels. Il cherche de cette manière à incarner une voie qui soit purement la sienne, déconcertant le monde occidental englué dans sa vision d’un monde binaire.
C’est cette apparente contradiction (bien qu’en exil, Limonov reste ambigu sur ses rapports avec le communisme, qu’il ira jusqu’à regretter après sa chute) qui fait du personnage un électron libre plus attaché à sa singularité d’artiste qu’à défendre des causes toutes faites. C’est en tout cas l’image qu’en donne Serebrennikov, qui le place symboliquement en position d’élargir le cadre, au propre (c’est-à-dire à l’écran) comme au figuré – à savoir notre perception du monde. Il nous montre en effet un écrivain plus critique envers l’aveuglement des régimes sur leurs propres travers qu’envers les régimes eux-mêmes. Plus que le communisme – ou le capitalisme – il dénonce dans les deux mondes des conditions de vie misérables et l’incapacité du pouvoir à protéger les plus faibles, et fustige au passage l’insupportable bien pensance de l’Occident qui se croit autorisé à décerner des certificats de bonne conduite.
Portrait contrasté et passionnant
En cela, il apparaît comme une figure avant tout contestaire qui refuse de se laisser enfermer dans un rôle (celui du « gentil » dissident qui critique le communisme et, en creux, glorifie le capitalisme, par exemple) et tend un miroir grossissant aux sociétés occidentales qui se repaissent des crimes du régime soviétique sans voir les leurs. Il apporte ainsi une indispensable complexité à la lecture que l’on peut avoir de cette époque. Pour autant, il ne s’agit pas pour Serebrennikov de proposer un portrait laudateur du personnage, dont il raconte aussi les excès, et la dérive totalitaire et ultra-nationaliste. C’est au contraire son ambiguïté, et ses aspects les plus dérangeants, qui l’intéressent. Limonov apparaît ainsi d’emblée comme un être arrogant, provocateur et incontrôlable, ayant une conscience aiguë de lui-même, qui oscille entre le pathétique et une certaine forme de panache et d’intransigeance.
Pour servir d’écrin à ce portrait contrasté et passionnant, qui tient moins du récit biographique que de la rêverie minimaliste et décousue, le réalisateur utilise toute la palette cinématographique qui a fait son succès, des idées visuelles fortes (les personnages passent une porte et se retrouvent à New York, la chronologie est intégrée dans les décors, une scène se transforme en collage…) à une mise en scène au firmament, d’une beauté et d’une élégance débarrassées d’un certain nombre de ses afféteries passées, pour ne conserver que la maîtrise et l’expressivité des plans.
Expérimentations narratives
Les scènes se succèdent, pas toujours liées entre elles de manière évidente, et c’est la voix off qui apporte un semblant de liant et de cohérence à l’ensemble. Une construction plutôt fréquente dans son cinéma, mais qu’il semble ici pousser à son paroxysme en réduisant les dialogues, les situations, les rebondissements, pour ne garder que des ambiances et de la vie filmée à l’état brut dans les rues de New York ou les soirées moscovites, à travers des scènes immersives et parfois spectaculairement chorégraphiées qui empruntent autant à la contemplation qu’aux codes du cinéma documentaire.
On a plus que jamais le sentiment que Kirill Serebrennikov utilise son sujet comme un prétexte à des expérimentations narratives, tout le film reposant sur sa capacité à capter sans cesse quelque chose ( de l’air du temps, du monde, d’une époque, d’un tempérament) sans jamais avoir besoin de vraiment raconter des événements précis. On est clairement face à une forme d’anti-biopic qui dessine les contours de son personnage tout en préservant son opacité, le livrant par bribes, pour mieux privilégier le ressenti et les sensations. « J’aime écrire à ma manière », explique Limonov à son éditeur. Et c’est aussi ce que fait le réalisateur, qui globalement ne va pas tout à fait là où on l’attendait, que cela soit en matière d’adaptation, de biopic, ou même de narration et de cinéma. Certains attendaient Leto 2 – et il nous offre la Fièvre de Limonov.
Limonov, la ballade
Cannes 2024. Compétition
2h18
Avec Ben Whishaw, Viktoria Miroshnichenko, Tomas Arana, Sandrine Bonnaire
Réalisation : Kirill Serebrennikov
Scénario : Kirill Serebrennikov, Paweł Pawlikowski et Ben Hopkins d'après le roman Limonov d'Emmanuel Carrère
Distribution : Pathé