Années 1970. Les jeunes années de l’entrepreneur immobilier, Donald Trump et sa relation avec l’homme politique, Roy Cohn.
Difficile de cerner la filmographie d’Ali Abbasi. Quoi de commun entre Shelley, Border, Les Nuits de Mashhad et The Apprentice? Dans le genre, ou même la mise en scène, pas grand chose. Pourtant, à y regarder de plus près, le cinéaste danois, semble fasciner par la fabrication des monstres, tel un éthologue étudiant les mœurs et le comportement animal d’individus peu conventionnels.
Pour son premier trip transatlantique et son premier biopic, il s’attaque à une bête politique, une idole aussi adorée que haïe : Donald Trump.
L’allure est classieuse. Le propos est brutal. Le film fera sans aucun doute l’objet de controverse. En tout cas, il tombe en pleine année électorale, alors que Donald Trump est englué dans des procès mais surclasse son rival, l’actuel Président Joe Biden, dans les sondages.
The Apprentice, titre ambivalent puisqu’il définit l’ascension d’un fils de milliardaire qui cherche à s’imposer dans le milieu des affaires à New York entre les années 1970 et 1980, et qu’il reprend le nom de sa célèbre émission de télévision qui l’a rendu immensément populaire, est un film engagé, à n’en pas douter.
Les ripoux
Formellement élégant, avec ce grain de l’image un peu sombre, Ali Abbasi met en scène avec style cette bonne couche de vernis qui lui permet d’atténuer la cruauté du récit. Dans cette compétition cannoise où Jia Zhang-Ke (avec Caught by the Tides) et Kyrill Serebrennikov (avec Limonov) dessinent la destruction et la renaissance de leur nation respective sur plusieurs décennies, The Apprentice offre un angle assez similaire en se focalisant sur un personnage symbolisant parfaitement l’impérialisme Américain.
Ainsi l’escroc et menteur Nixon et l’ultra-libéral et conservateur Reagan sont les deux piliers de cette puissance dominante mais aussi les deux leaders qui vont faciliter la gloire et la prospérité de Trump. Une autre personnalité, moins connue, prend ici toute la lumière. L’avocat Roy Cohn. Le Mage de Manhattan. Ami des maires de Big Apple, avocat des chefs de la Mafia, proche de l’anticommuniste McCarthy, homosexuel non assumé, il joue ici un rôle central.
« Je rêve de me faire sucer sur Air Force One »
Jeremy Strong l’incarne avec une précision remarquable, jusque’à voler la vedette à Sebastian Stan, pourtant impeccable en Trump. Il tire les fils, joue les maîtres de stage, se positionne comme protecteur. On comprend rapidement que Trump lui doit presque tout ou que Cohn a façonné Trump.
On est loin du self-made-man : un père déjà bien installé dans l’immobilier, un avocat qui lui ouvre toutes les portes pour nourrir ses ambitions, un culot et un égo qui ne demandent qu’à grandir. Un artiste des affaires dominateur et opportuniste.
The Apprentice sème toutes les graines du destin de ce gaillard égocentrique et narcissique. Avec des parasites gravitant autour de lui : le père raciste, le grand frère loser, la première épouse maltraitée, … Boucle d’or, misanthrope et misogyne, méprise les faibles (à l’époque les maires de New York), se couche devant les forts (la mafia, les investisseurs japonais, Murdoch). C’est Megalopolis, mais version ciné-réalité. Ici, le fisc reste son grand ennemi. Sa détestation des impôts semble même le fil conducteur de sa « politique » d’investissement.
Orgueil et préjugés
Attaquer. Toujours. Nier. Toujours. Accuser. Encore et toujours. Voilà ce qu’apprend ce jeune new yorkais ignare, inculte (sa rencontre avec Andy Warhol est révélatrice), et arriviste. Pas de coke, pas d’alcool, mais des amphés à haute dose. Pas de construction pour les classes moyennes (il a en tête la récolte des loyers misérables dans les immeubles de son père) mais des casinos à Atlantic City, des hôtels de luxe et une Trump Tower vaniteuse. De l’argent qui coule à flots et un enrichissement sur le dos des contribuables, mais une dette qui s’accroit, le fisc qui le traque. Itinéraire d’un Golden Boy qui a su profiter du système et de la corruption. À bien des égards, il rappelle celui de Wall Street d’Oliver Stone.
Ce serait presque Amour, gloire et beauté si, au fil des ans et de sa puissance acquise, Trump ne devenait pas si détestable. Aucune empathie pour les gens qui l’entourent, une ingratitude manifeste et dénue de culpabilité, une aversion pour les gays, et leur « cancer », une vision binaire des gens (killers, losers), une épouse qu’il ne désire plus, jusqu’à la violer brutalement (la séquence choque et pourrait amener une certaine confusion entre fiction et réalité). Humainement, il est dépeint comme un être bouffi par son arrogance, insupportable, gonflé d’orgueil. Il devient déjà orange et gras (un petit coup de bistouri pour réduire sa calvitie et une bonne liposuccion pour enlever les poignées d’amour). Il est ivre de son propre pouvoir.
Ali Abbasi dévoile ce jeune Donald Trump comme Pablo Larrain a cherché à capter le mystère de Jackie. Une œuvre esthétiquement pointilliste, avec une trame aux contours plus cubistes qu’à la description figurative. The Apprentice séduit forcément avec cette approche très étudiée artistiquement. Mais le cinéaste, à trop vouloir garder une distance qui le protègerait de son protagoniste (et de ses colères), s’empêche de réaliser un drame plus incarné, plus provocant, plus émotionnel. Le récit déroule ses épisodes chronologiquement, sans jamais se lancer à pleine vitesse. Aucun élan, aucun souffle réel ne vient lui donner une dynamique qui correspondrait à cette conquête des sommets.
Cependant, malgré ses longueurs et sa lenteur, malgré cette absence de réalisme et cette disproportion que prennent certains faits, ce film biographique laisse une étrange impression, diffuse et dérangeante, au spectateur. Cette sensation d’avoir, pendant deux heures, observé un être ignoble et cruel, enfermé dans son bocal (appartement, bureau, hélico, clubs, villa…) et dévorant tous ceux qui l’entourent quand ils deviennent inutiles. Soit le propre d’un monstre, animal à la fois fantastique et terrible.
The Apprentice
Cannes 2024. Compétition.
2h.
Avec Sebastian Stan, Jeremy Strong, Maria Bakalova et Martin Donovan
Réalisation : Ali Abbasi
Scénario : Gabriel Sherman
Distribution : Metropolitan Films
