Dans les allées du Cartoon Forum 2024, rendez-vous européen de coproduction consacré aux séries télévisées animées qui se tenait du 16 au 19 septembre dernier, le petit monde de l’animation était à l’affût des tendances du moment. Producteurs, auteurs, diffuseurs, journalistes, étudiants et autres acteurs de cet important secteur de l’industrie artistique sont passés trois jours durant d’une salle du Palais des Congrès à l’autre (pink, blue, purple) pour découvrir les projets de série ou d’unitaires (les fameux « spéciaux » de 26 ou 52 minutes) que les spectateurs, eux, pourront voir en 2027, 2028, 2029… ou parfois jamais, s’ils ne parviennent pas à être financés.
Lors des nombreux moments de convivialité inclus dans le planning de cette édition anniversaire (35 ans déjà !), les échanges tournaient beaucoup autour du grand retour en force de séries feuilletonnantes destinées à un public adolescent ou adulte (cible la plus versatile, et la moins captive, donc la moins prisée des investisseurs), du budget galopant des productions (tournant facilement entre 25 et 35, voire 40 000 euros la minute) et du désinvestissement désormais acté de certaines grandes-plateformes – qui rend l’équation encore plus complexe.
Car s’il suffit parfois pour monter un projet de long métrage de la folie visionnaire d’une poignée de personnes, pour ce qui est de la série, la question de la diffusion est prégnante. On s’interrogeait donc beaucoup, entre deux pitchs, sur l’état d’esprit des représentants des chaînes et des plate-formes : allaient-elles suivre le mouvement, et se tourner en masse vers de l’animation adulte (après tout, la série en prise de vue continue ne cartonne-t-elle pas auprès de ce public ?), ou renvoyer artistes et producteurs à leurs tables de travail, laissant présager pour les éditions prochaines une diminution mécanique de ce type de propositions ?
Il est trop tôt, bien sûr, pour avoir la réponse, mais la dernière soirée bruissait d’échos admiratifs sur l’ambition revendiquée de certains projets, avec le sentiment d’une évolution semblable à celle touchant le long métrage d’auteur, qui depuis une quinzaine d’année semble ne plus rien s’interdire, en matière de sujets, de techniques et d’aspirations, de Mars express de Jérémie Périn à J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, d’Archipel de Félix Dufour-Laperrière à Flow de Gints Zilbalodis, de Unicorn wars d’Alberto Vazquez à La Traversée de Florence Miailhe.
La science-fiction en figure de proue
Il est intéressant de noter que l’un des projets qui a fait le plus parler de lui fait figure de revenant : La 4e planète, des réalisateurs Jean Bouthors et Titouan Bordeau, avait déjà été présenté au Cartoon en… 2015 ! Un temps mis entre parenthèses, il revient sur le devant de la scène, désormais porté par la société de production Les Astronautes, et il est difficile de ne pas voir dans son retour un signe de cette fameuse évolution des propositions d’animation à destination d’un public plus averti.
Cette série feuilletonnante de 13 fois 26 minutes a en effet tout d’une fresque sci-fi exigeante et bourrée de thèmes contemporains, destinée à divertir autant qu’à faire réfléchir. Nous sommes au 23e siècle : alors que la Terre est ravagée par les catastrophes climatiques, une société privée a réussi à rapprocher la planète Mars de notre écosphère, afin de la rendre vivable et accessible, et d’offrir ainsi à l’humanité exsangue la fameuse « planète B » qu’elle appelle de ses voeux. Le récit suit deux personnages confrontés directement aux réalités troubles de cet exode : un homme qui tente de partir clandestinement pour rejoindre sa famille et une jeune astronaute qui s’apprête à conduire son premier vol vers Mars. Sans en dévoiler plus de l’intrigue, on peut vous promettre de nombreux retournements de situation, des secrets brûlants, un suspense haletant, et, bien sûr, une réflexion passionnante sur des enjeux extraordinairement proches de nos propres préoccupations, du traitement réservé aux migrants à la menace d’une société à plusieurs vitesses, en passant par les exactions criminelles du capitalisme face aux enjeux climatiques et humains en cours.
Une série présentée par ses auteurs comme « caustique et âpre » qui entend renouer avec la tradition d’une science fiction critique et engagée, transposant dans un monde futuriste les conséquences de notre inaction et de notre indifférence actuelles, et s’inscrivant dans un courant existant de séries portant sur notre monde un regard tout aussi sombre et acéré (The last of us, Fallout…), preuve qu’il existe incontestablement un public pour ça. Les premiers épisodes pourraient voir le jour en 2027, en espérant que le processus de financement ne vienne pas encore retarder la réalisation de ce projet nécessaire.
Renouer avec ses racines
Esther du réalisateur argentin Ezequiel Torres part du même constat que La 4e planète : une terre en souffrance, ravagée par les dérèglements climatiques, et au bord de l’asphyxie. Le récit prend en revanche une toute autre direction, en s’ancrant dans le mythe ancestral et universel de la Terre-mère, ici la Pachamama chère aux civilisations andines. Le personnage principal, Esther, entreprend un voyage initiatique pour devenir chaman, et raviver, avec l’aide de dieux envoyés sur terre sous forme d’insectes par Pachalama elle-même, la dernière racine qui la relie à l’humanité. Là encore, les bases de l’histoire sont foisonnantes et denses, nous emportant dans un formidable univers de passions et de dilemmes moraux, avec en toile de fonds une question décidément lancinante : jusqu’où aller pour sauver la planète ?
Sur un format classique de 11 fois 22 minutes, susceptible de se décliner en plusieurs saisons, la série combine admirablement des éléments cosmogoniques à des enjeux contemporains concrets, bien sûr environnementaux, mais également relationnels, familiaux et métaphysiques. Là encore, la promesse est celle d’une fresque d’envergure, aussi haletante que foisonnante, que l’on brûle de voir diffusée par une chaîne française !
Uchronie, vous avez dit uchronie ?
Preuve sans doute que l’époque que nous traversons est riche en inquiétudes, plusieurs autres projets de séries interrogent les enjeux contemporains en ayant recours à des éléments fantastiques, mythologiques ou uchroniques, comme c’est le cas de Club Michel (7 fois 13 minutes) du réalisateur Paul Mas (Précieux), qui utilise l’humour pour parler d’exploitation et de lutte des classes. Sur une île tranquille, des humains vivent une vie rêvée, étonnamment déconnectée des contingences matérielles. Le secret de cette existence paradisiaque ? Les « Michel », des créatures travaillant d’arrache-pied et vivant dans des conditions précaires pour produire l’énergie et les objets nécessaires au confort des humains. Sauf que les Michel ignorent tout des raisons de leur servitude, et plus encore, n’ont pas conscience qu’ils sont destinés à être recyclés au bout d’un an d’existence, afin de donner naissance à de nouveaux Michel plus performants. Le jour où l’un d’entre eux échappe à la mort, et découvre l’existence des humains, les rapports sociaux se crispent, et c’est tout le système savamment mis en place qui se grippe.
Avec un sujet brûlant et un ton savoureusement absurde, Club Michel est une critique sociale au vitriol qui se distingue nettement des propositions de l’année, et creuse le trop rare sillon d’une série d’animation d’auteur, revendiquant un aspect artisanal, notamment avec l’utilisation de l’animation en volume.
Autre uchronie, quoi que dans un style radicalement différent, La Brigade chimérique est une adaptation de la bande dessinée des scénaristes Serge Lehman et Fabrice Colin, du dessinateur Gess et de la coloriste Céline Bessonneau. Elle nous plonge en 1934, dans un Paris alternatif dans lequel des surhommes s’affrontent, les uns pour précipiter l’Europe dans la guerre, les autres pour la sauver. On y croise un Golem, le Docteur Mabuse, Marie et Irene Curie, un jeune soldat français qui se mue en 4 entités distinctes, et bien d’autres créatures encore dans des aventures survoltées riches en action et en rebondissements autour du combat pour la paix et la liberté. Une proposition qui rivalise avec les franchises Marvel et consorts tout en revisitant l’histoire du XXe siècle. Frissons, suspense et grand spectacle garantis.
Indétronables super-héros ?
Les super-héros sont définitivement toujours à la mode, avec deux projets qui, eux, semblent plus lorgner du côté de XMen : Ultra porté par les auteurs Jean Laurent Feurra et Nicolas Viegeolat et Harmony de Federico Milella, adapté de la bande dessinée éponyme de Mathieu Reynès. Dans le premier (9 fois 26 minutes), un déréglement hormonal confère des pouvoirs paranormaux à certains adolescents. Traqués et contrôlés chimiquement par l’état, ces parias des temps modernes cherchent moins à sauver le monde (mis en péril par l’effondrement climatique et la dérive autoritaire du pouvoir) qu’à gérer le chaos émotionnel qui les ravagent. Dans le second (6 fois 45 minutes), une adolescente se réveille dans un lieu inconnu, frappée d’amnésie, et se découvrant un don pour la télékinésie. Don évidemment convoité par l’armée qui espère faire d’elle, et des autres jeunes gens auxquels elle est connectée, de super soldats invincibles.
On peut également citer Mechozaurs, the voice from Afar, un projet polonais (8 fois 45 minutes) porté par Laniakea Pictures qui se déroule dans un passé alternatif, où les dinosaures ont muté sous une forme humanoïde, devenant de super soldats, et Clean Kill du studio irlandais Meala (10 fois 22 minutes), une série plutôt comique qui met en scène trois personnages – qui se détestent – contraints de piloter un robot géant pour protéger la ville de Washington (désormais isolée en plein désert) des armées de monstres qui tentent de la ravager.
Le succès des formes courtes
Dans ce déluge de fantastique et de paranormal, quelques séries se distinguaient malgré tout par une trame plus classique, certaines surfant sur le succès des « pastilles » courtes à vocation pédagogique (comme Culottées) ou humoristiques (de type Flippé, ou Bref en son temps), et ayant toutes à l’esprit l’immense succès de Samuel d’Emilie Tronche, diffusée sur Arte.tv au printemps dernier. On retrouve ainsi Les Groos (venu directement d’Instagram où le compte réunit plus de 100 000 abonnés, et déjà acheté par Arte), sur un format 12 fois 4 minutes qui permet de rester dans un effet de saynète humoristique mettant en scène les deux personnages principaux, des amis qui décident d’emménager ensemble. David Mirailles, qui interprète, réalise et écrit les épisodes, nous promet de redéfinir les codes de la bromance en approfondissant les fils narratifs posés dans la version existante.
Dans le même genre, mais cette fois avec deux copines, Garces prolonge pour sa part le court métrage de fin d’études réalisé par Manon Tacconi à la poudrière, La Bouche en coeur. Surprise (non), c’est France Télévisions qui accompagne le projet, destiné à sa plate forme Slash. On est dans une très classique série comique semi feuilletonnante (15 fois 7 minutes) qui s’appuie sur les conversations de ses deux héroïnes (stéréotypées) pour aborder des questions contemporaines allant du féminisme à l’écologie.
Plus singulier, mais se voulant tout autant ancré dans son époque, quitte à flirter avec la caricature, Queerstory d’Imis Kill s’attachera à revisiter les mythes et légendes de personnages queer à travers le monde, de Loki à Marin/Marine, en passant par Gilgamesh ou Tiresias. Une première saison de 20 fois 6 minutes est en préparation, toujours avec France Télévisions à la manoeuvre.
Deux autres projets s’appuient eux sur la presse : Faits divers réalisé par Adrien Vivière (en format 30 fois 3 minutes) et adapté des strips d’Anouk Ricard, imagine l’histoire derrière des titres de presse absurdes de type : « Ils se font voler leur voiture par une personne qui demandait de l’aide sur le bord de la route« . La science toute bête est elle tirée des chroniques scientifiques de Nathaniel Herzberg dans le Monde. Une série de 20 fois 4 minutes portée par le dessinateur de presse et réalisateur Aurel, qui se présente comme une véritable leçon de choses autour de comportements animaux surprenants ou méconnus, avec la voix de Camelia Jordana.
Il faut enfin citer l’inclassable Tilt, imaginé par le surdoué Esteban (comédien, musicien et réalisateur), qui raconte (en 10 fois 11 minutes) la reconversion des membres du groupe de rock Tilt en employés d’une compagnie d’assurances. Ce contraste entre le milieu sérieux dans lequel se situe l’histoire, et l’aspect totalement foutraque des personnages, promet une série colorée et rythmée, qui emprunte autant au cartoon, qu’à la sitcom et au manga.
Trois unitaires à suivre
Face à une offre majoritaire de séries feuilletonnantes, cette année, les unitaires se faisaient plus rares. Impossible pourtant de passer à côté de La grande guerre de Marie Curie de Camille Almeiras (52 minutes) qui revient sur le rôle joué par la scientifique pendant la première guerre mondiale, lorsqu’elle met en place des unités de radiologie pour assister les chirurgiens opérant sur le front. On y découvre notamment la femme se cachant derrière la savante, à travers le regard de sa fille Irène qui fut son assistante, le tout dans une esthétique épurée qui emprunte à l’aquarelle.
Citons enfin deux unitaires qui se destinent à un public plus familial : Mijoté de brebis de Joeri Christiaen (30 minutes) dans lequel une jeune brebis entend prouver au monde que son espèce peut être aussi courageuse qu’une autre, et entreprend donc de capturer le terrible loup, avant de se rendre compte qu’il est bien différent de l’image qu’elle en avait, et de remettre en cause les idées reçues transmises sans réfléchir de génération en génération. Mais aussi Papa et moi de la réalisatrice Olesya Shchukina (52 minutes) qui suit la jeune Alyona, 9 ans, ayant récemment quitté sa campagne russe pour vivre à Paris avec son père. Tout en essayant de s’habituer à cette nouvelle vie, et à maintenir une bonne relation avec son père, elle monte un groupe de rap dans son école et rêve de remporter une compétition…
On le redit tous les ans : certains projets ne se feront jamais, ou mettront des années à nous parvenir. Si ceux qui sont déjà accompagnés par une chaîne de télévision sont quasiment garantis, il peut parfois être difficile de deviner ce qu’il adviendra des autres. On ne s’inquiète pas vraiment pour de très jolies adaptations jeunesse, comme Le loup en slip de Benjamin Botella (3 unitaires de 26 minutes tirés de trois albums de Wilfrid Lupano, Mayana ltoïz et Paul Cauuet) qui dénonce le commerce de la peur et sa force de manipulation destructrice, dans une lignée qu’on imagine être celle de La grosse bête de Pierre-Luc Granjon, ou Le loup des sables de Florian Thouret (52 fois 13 minutes, d’après les livres d’Asa Lind) autour de la rencontre d’une petite fille avec un loup des sables qui l’aide à répondre aux multitudes de questions qu’elle se pose.
On craint plus pour les projets qui sortent davantage des sentiers battus, mais on ne demande qu’à être surpris. Il suffit souvent que la bonne personne y croie pour qu’une série voit le jour. Ce qui compte, lors de chaque édition du Cartoon Forum, c’est alors peut-être moins de se livrer au jeu des pronostics que d’embrasser du regard la diversité des propositions, qui marquent autant d’envies et de visions. Année après année, on assiste à des mutations, on devine des tendances, et on sent palpiter le monde de l’animation dans ce qu’il a de plus foisonnant, des auteurs issus du court ou du long métrage qui se laissent tenter par un autre format aux producteurs et productrices installé.e.s qui ne se lassent pas d’imaginer le meilleur pour les jeunes générations. De quoi se réjouir, à tous les étages, d’une créativité et d’un désir jamais démentis.