Anora, Palme d’or cette année, sort le 30 octobre. Le film, qui a toutes les apparences d’une comédie, devrait être le plus gros succès de son réalisateur, Sean Baker. Cet été, ses trois derniers films – Tangerine, The Florida Project et Red Rocket – avaient bénéficié d’une ressortie en salles.
Sorti en 2015, Tangerine est un conte de fée dénaturé dans une Los Angeles aux allures de mirage gravitant autour de travailleuses du sexe trans. Avec 100 000$ de budget, cette errance montrait déjà sa sympathie pour les délaissés. Principalement filmé avec des iPhone 5S, un exploit à l’époque, le nouveau film de Sean Baker est une prouesse visuelle. Il a l’esthétique d’un film amateur et le souffle politiquement engagé d’un passionné. Ce qu’on retrouve dans tous ses films. Avec sa mise en scène brute et brutale, Sean Baker nous embarque (parfois malgré nous) dans le quotidien pas très rose de gens ordinaires mais marginalisés. Une synthèse du cinéma « bakerien ».
Deux ans plus tard, The Florida project, présenté à la Quinzaine des réalisateurs (son nom de l’époque), suivait une ambition similaire. À proximité de DisneyWorld, autre miroir aux alouettes, le film suit une gamine, résidant dans un motel miteux avec sa mère, faisant les 400 coups avec sa petite bande. Manière de s’évader d’une précarité insoluble. L’American Dream est loin. Comme avec la ville des Anges, Sean Baker, à la manière d’un documentariste, filme l’envers du décor, aussi coloré que laid, peuplé de bâtiments improbables (Orange World, Purple Building, Gift Shop, Twister Tree…) cerné par des routes et des friches végétalisées. Une sorte de No Go Zone dans un No Man’s Land.
Il n’y a rien d’enchanté dans les mondes factices de Sean Baker. Les histoires sont souvent flottantes avant qu’une dramatisation très écrite surgisse. Loin des clichés, ses personnages, à la fois banals et pittoresques, sont toujours conduits vers une fatalité qui enfreint toute idée de Happy end.
C’est aussi le cas dans Red Rocket, en compétition à Cannes, comédie décalée paumée au fin fond d’une ville industrielle du Texas. Sexe, drogue et losers y font mauvais ménage dans un pavillon banal situé dans des faubourgs sans intérêts. Il filme toujours cette Amérique moyenne, pas loin du seuil de pauvreté, se subsistant bon an mal an et subissant son destin. Le personnage du « serial baiseur » et les situations cocasses (qu’on retrouve dans Anora) donnent une tonalité qui n’a rien de pathétique.
Les liens se font entre tous les protagonistes de la filmographie du cinéaste: tous névrosés ou carrément barrés, tous peu commodes et abrutis par leur mode de vie. S’il perd en créativité, à mesure que ses moyens augmentent, Sean Baker maîtrise de mieux en mieux l’équilibre entre la comédie légère et le drame amer.
À propos, de Red Rocket, on écrivait : le film « a mis l’aspect social en arrière plan dans cette chronique caustique. Le cinéaste propose plutôt une hystérie névrotique et nymphomane dans une Amérique hypocrite, avec ses citoyens agressifs, cupides, défoncés, qui ont perdu toute valeur morale. » Anora n’est finalement qu’une réplique transposée à New York.
La préhistoire de Sean Baker
Cette semaine du 23 octobre, The Jokers a la bonne idée de sortir les quatre premiers films, inédits en France, du réalisateur. Le cycle bien nommé « Les oubliés de l’Amérique » comprend Four Letter Words (2000), Take Out (2004), Prince of Boradway (2008) et Starlet (2012). Le cycle avait déjà fait l’objet d’une diffusion au récent Festival de Deauville.
Pour commencer, cela révèle une filmographie de plus de 24 ans, qui s’avère très cohérente. Sean Baker ne se contente pas de filmer les « marges » de l’Amérique, il les rencontre. Ex-star du X ou escort girl, trans sur le trottoir ou enfants désœuvrés, peu importe. La caméra ne les décolle pas du regard et se met à leur hauteur. De même, il agit en archéologue urbain. Les rues interminables de Los Angeles avec ses « dents creuses » et ses parkings, les bas-fonds de Manhattan, les quartiers oubliés du Bronx, les zones désaffectées près du plus grand parc d’attraction du monde… Il dévoile une Amérique assez laide et joue de cet anti-glam pour dénoncer subtilement le fossé entre l’Amérique « paradisiaque » survendue par Hollywood et une réalité bien moins flatteuse.

Ses premiers films à microbudgets (moins de 50 000$), souvent en faisant appel à un système D digne des récupérateurs de décharges, sont comme des esquisses de son cinéma aujourd’hui récompensé et respecté. Four Letter Words – prémisce à Red Rocket – évoque déjà le porno, les drogues, la frustration sexuelle, le masculinisme rutilant mais fragile (pauvres petites choses à pénis), la misère (morale plus que matérielle) des classes moyennes. L’addiction est mortifère. La mise en scène digne d’une émission de téléréalité interpelle : on enferme les cobayes dans un huis-clos, et, naturellement, ils dévoilent toutes leurs failles et leurs obsessions. L’intime est exhibé. Et révèle déjà la détresse de ces mecs hétéros blancs incapables de s’adapter à l’évolution de la société.
Du cinéma brut, où le réalisme du documentaire n’est jamais loin, doté d’une foison de mots et de dialogues. Et jamais de jugements. Il y a une humanité qui transpire dans chacun de ses films. Son héroïne de Starlet, actrice de films X, est un sujet sociologique dont le métier n’est qu’un paramètre pour montrer comment elle survit dans un monde qui rejettent les perdants (milieux socio-économiques défavorisés, scolarité gâchée, etc.). On flirte avec le cinéma des Dardenne, sans l’aspect judéo-chrétien. Ce film de transition, où les opposés s’attirent, s’avère charnière : continuité des trois premiers films et amorce des suivants. Dans un cinéma hollywoodien de plus en plus pudique (et constamment puritain), Sean Baker a l’audace d’explorer sans hypocrisie et sans malveillance les facettes cachées de l’Amérique, incluant naturellement et de manière naturaliste, l’industrie du sexe.

Mais Sean Baker a aussi un tropisme vis-à-vis des étrangers. Dans Anora, c’est la mafia russe. Avant la bande de pieds-nickelés moscovite, le réalisateur s’est penché sur d’autres immigrés. Un goût pour les communautés qu’il traduit par une empathie pour les invisibilisés.
Take Out suit un livreur chinois, immigré clandestin égaré dans Big Apple. Le scénario est très proche de celui de L’histoire de Souleymane. Comme le guinéen du film de Boris Lojkine, Ming doit trouver en urgence de l’argent (pour rembourser des passeurs dans son cas). Le spectateur, dans tous ces premiers films, se trouve une complicité immédiate avec ces prototypes du cinéma bakerien, cassés par le système mais résilients et avides d’existence. On les accompagne sans se poser de questions. Tous ces gens ne cherchent qu’un peu de reconnaissance. À l’instar de Baker, qui a l’époque n’en menait pas large, et faisait du cinéma dans la débrouille la plus totale tout en essayant d’en vivre.

Il lui a fallu du temps. Heureusement Sean Baker, déterminé comme ses personnages, est un brillant scénariste. L’humour lui sert de soupape pour ne pas sombrer dans le misérabilisme, la pitié et le pathos. Parfois, il dérape un peu trop, entre hystérie et maladresse. Mais le rire reste sa meilleure arme. Dans Prince of Broadway, il suit un jeune noir sans papiers qui vend des contrefaçons sur les trottoirs new yorkais, et qui voit sa vie basculer quand une ex lui refourgue un bébé dans les bras. De quoi en faire un beau mélo. Mais, il s’en échappe avec grâce. On retrouve dans de nombreuses scènes de ses différents films ce burlesque hérité de Chaplin, Keaton et Lloyd, mais aussi cette ironie (parfois grinçante) issue du cinéma de Billy Wilder.
Take Out et Prince of Broadway se font écho, tant dans la forme (presque radicale, inspirée du Dogme danois) que dans le fond (particulièrement aujourd’hui avec les attaques contre les immigrés dans la campagne électorale américaine).

À défaut d’American Dream, Sean Baker filme ce qui nous relie. Qu’on soit riche ou pauvre, homme ou femme, noir ou blanc, chacun a le droit de rêver. Pas de quoi s’émanciper tant les inégalités sont frappantes. Mais au moins, qu’on soit pute ou clandestin, serveuse ou survivaliste dans un univers capitaliste (qu’il dénonce film après film), la vie vaut la peine d’être vécue si on garde espoir.
Chez Sean Baker, le déterminisme n’est jamais loin. Cependant, ses personnages se battent contre lui en permanence. Sous la pression de ce qu’attend la société de chacun, ils cherchent évidemment un moyen d’y répondre. Devant tant d’obstacles les empêchant d’être des citoyens « dans le rang » et d’avoir un mode de vie conformiste, ils finissent par se résigner après avoit tant résisté. Seul l’amour les sauve du naufrage.