Le Conte des contes : le chef d’oeuvre de Youri Norstein de retour au cinéma

Le Conte des contes : le chef d’oeuvre de Youri Norstein de retour au cinéma

La ressortie dans les salles, grâce aux bons soins de l’indispensable société de distribution Malavida, de quatre courts métrages de Youri Norstein, permet de se pencher une nouvelle fois sur l’oeuvre du réalisateur d’animation russe, aussi mythique qu’insaisissable, auteur –  en plus de 50 ans de carrière – d’une poignée de courts métrages et d’un long métrage toujours en cours de production. Tout semble avoir déjà été écrit sur celui qui reçut en 1984, aux Olympiades de l’animation de Los Angeles, le prix (aussi définitif qu’écrasant) du Meilleur film d’animation de tous les temps pour le Conte des contes, tandis que son autre grand chef d’oeuvre, Le petit hérisson dans la brume, était élu plus beau dessin animé de tous les temps par un jury de 140 réalisateurs et critiques en 2003. Il est pourtant à chaque fois éclairant de se pencher à nouveau sur ses films qui, s’ils se suffisent indéniablement à eux-mêmes, n’ont pas fini de livrer les secrets de leur incandescente beauté.

Simplicité narrative

Ce qui touche le plus dans le cinéma de Youri Norstein, c’est peut-être son apparente simplicité narrative. Ses récits, ancrés dans l’histoire ou le folklore russe, reposent sur des intrigues ténues : une ville sauvée de la destruction par un miracle, un héron et une cigogne qui s’aiment à contretemps, un hérisson qui s’abandonne au brouillard… Si chaque histoire est teintée d’une profondeur inattendue (la tonalité épique et tragique de la guerre remue des sentiments qui vont bien au-delà de son propos ; les amours contrariées des deux échassiers, tout en offrant une vision satirique des sentiments humains, recouvrent une profonde mélancolie ; l’expérience sensorielle vécue par le petit hérisson dépasse – de loin – ce que suggérait son titre, et ainsi de suite), elle demeure facile à appréhender, traitant de sujets quotidiens, et entretenant avec les spectateurs une familiarité complice. 

La technique utilisée par Youri Norstein participe également pour beaucoup de cette sensation de proximité que l’on peut entretenir avec son œuvre. L’utilisation de marionnettes 2D réalisées à partir de différentes matériaux (le hérisson, qui fait environ 15 centimètres de hauteur, est par exemple constitué de couches superposées de celluloïd recouvert de peinture) et animées à plat, selon la technique dite des “papiers découpés”, apporte immédiatement une nuance de douceur et de naïveté qui ramène au conte autant qu’à uniforme d’onirisme sensible. 

Direction artistique

C’est la compagne du cinéaste, Francesca Yarbusova – dont l’historienne Clare Kitson dit qu’elle est sans doute “la designer d’animation russe la plus douée de sa génération” – qui fabrique ces personnages et assure la direction artistique de la plupart de ses films. Le couple attache une importance capitale au formalisme de son œuvre, pensée comme une œuvre de recherche qui explore à chaque film les possibilités sensorielles et haptiques du cinéma animé. Cela transparaît dans la beauté plastique qui habite le moindre plan, et dans l’inventivité dont les deux artistes font preuve pour créer – et saisir – des atmosphères à la richesse infinie. Leur formation de peintre, ici, prend une importance déterminante. Comme le relève Clare Kitson citée par Maureen Furniss dans The animation Bible, Youri Norstein parle de “texture” et de “glacis” concernant son travail, et se réfère constamment à des tableaux précis pour expliquer des effets particuliers. 

Pour autant, il prône une certaine vitesse d’exécution et le refus de peaufiner le moindre détail, afin de permettre aux émotions d’émerger dans le trait. En parallèle, il évoque la nécessité de maintenir un certain “chaos créatif” lors de la fabrication de ses films, qui est pour lui l’étape à laquelle tout se joue concrètement. “Un film commence vraiment à se développer pendant le travail de réalisation, pendant les prises de vues. Du point de vue de la production, c’est peut-être aberrant, mais du point de vue de la création, il me semble qu’il y a alors plus de contenu plastique que lorsque tout est prévu d’avance” explique-t-il dans une interview à Positif de novembre 1985 citée par le chercheur Giannalberto Bendazzi (Cartoons, le cinéma d’animation 1892-1992). 

La bataille de Kerjenets

Cette volonté de transformer chaque film en un laboratoire de recherche esthétique apparaît nettement au fur et à mesure que l’on découvre le programme qui ressort en salles. Laissant de côté son premier court métrage, Le 25 octobre – 1er jour (1968), hommage à la peinture avant-gardiste qui évoque la révolution d’octobre (film qu’il avait lui-même renié car trop lié à la propagande de l’époque), Malavida met en lumière son deuxième film, La bataille de Kerjenets (1971), coréalisé avec Ivan Ivanov-Vano. Dans ce récit épique transcendé par la musique de Nicolaï Rimski Korsakov, il anime des reproductions d’icônes et de fresques des XIVe-XVIe siècles pour raconter la légende de la ville de Kitège qui, pour résister à l’invasion des Tartares, devint invisible grâce aux prières d’une jeune femme devenue sainte. Jouant de l’alternance entre mouvement et fixité, des contrastes saisissants de couleurs entre les deux camps ennemis, et des mille et une possibilités qu’offrent les papiers découpés, Youri Norstein propose une fresque puissante qui évoque tour à tour l’angoisse face à la menace barbare, l’horreur des massacres, et la quiétude simple d’une paix enfin retrouvée. 

On bascule ensuite dans l’une des fables animalières du cinéaste Le Héron et la Cigogne (1974) adapté d’un conte populaire russe – on avait pu voir en mars 2024, dans un précédent programme, Le lièvre et la renarde (1973) dans lequel une renarde rusée et peu amène tenait tête aux différents animaux de la forêt tentant de la déloger de la maison volée au lièvre. Ici, point de combat, si ce n’est une infinie joute amoureuse entre les deux animaux qui se déclarent leur flamme à contretemps. Outre le plaisir de la farce et de la satire, on peut y lire en filigrane une observation plus mélancolique sur la solitude de ces deux personnages qui, principalement pour des raisons d’égo, ne parviennent pas à aligner leurs sentiments. Youri Norstein et Francesca Yarbusova utilisent des personnages dessinés à même une pellicule en celluloïd, qu’ils animent dans un étonnant décor de lierre et de colonnes fissurées. On admire ici la délicatesse des traits, et déjà le travail sur la profondeur de champ que permet l’utilisation de la caméra multiplane (inventée par les studios disney pour superposer les décors, les personnages et les accessoires sur des plaques de verre distinctes, permettant d’animer chaque élément séparément, et en créant des effets de relief)

Le Conte des Contes

Vient ensuite le grand œuvre de Youri Norstein, Le Conte des Contes (1979), inspiré d’une berceuse russe traditionnelle, et plus largement de bribes de souvenirs d’enfance du cinéaste. Contrairement aux autres films du programme, la narration est ici déliée, succession de visions qui tissent un récit métaphorique, joyeux et mélancolique à la fois. Un film-poème, comme le définit le réalisateur Fyodor Chitruk, dans lequel Youri Norstein restaure patiemment le passé et observe le mécanisme du temps. D’un côté, l’élan vital du monde : le petit loup gris fait de la balançoire sur une machine à coudre, le taureau saute à la corde, un poisson vole dans les airs, tandis qu’un chat déclame des vers. De l’autre, l’horreur de la guerre : les couples qui dansent sur le tango Soleil trompeur se défont au gré des mobilisations (sidérant effet de disparition des hommes, qui réapparaissent sous la forme de soldats aux silhouettes fantomatiques), tandis que les annonces de décès se succèdent. C’est la vie, dans son acception la plus absolue, qui s’offre aux regards, dans une forme de cycle infini qui – de l’aveu même de Norstein – évoque rien de moins que l’éternité. 

Là encore, l’alliance de la multiplane à la direction artistique de Francesca Yarbusova  font des merveilles, composant des scènes d’une beauté duveteuse et fulgurante, où se mêlent par superpositions les textures, les décors, les ombres et les jeux de clair-obscur. Les effets de matière et le traitement des éléments (la lumière éblouissante, les braises qui rougeoient, la fumée qui s’élève, la pluie qui tombe…) sont particulièrement somptueux, et s’inscrivent d’une certaine manière dans le prolongement des recherches sur le brouillard de son film précédent. 

Le petit hérisson dans la brume

Ce dernier, présenté en fin de programme, façon clou du spectacle, n’est autre que le mythique Petit hérisson dans la brume (1975), adapté d’une œuvre de Sergueï Kozlov. Il s’agit d’un sommet de réalisme magique dans lequel un petit hérisson s’enfonce dans le brouillard environnant pour en découvrir les secrets. Se dévoile alors à lui un monde fantasmagorique d’une beauté et d’une poésie hallucinantes, où le travail de Youri Norstein sur la lumière et l’ombre atteint son paroxysme. 

Comme dans le Conte des contes, les visions de succèdent, assumées comme telles, et surgissant dans le brouillard d’une manière inattendue qui décontenance, voire effraie le personnage. Ici, un éléphant. Là, un escargot. Plus loin, une chauve-souris. Le petit hérisson fait l’expérience sensorielle d’un monde transfiguré par la texture cotonneuse de la brume (obtenue à l’écran avec de la poussière déposée sur les vitres de la caméra multiplane), à mi-chemin entre le rêve et la réalité, et dans lequel c’est la force de l’imagination qui transcende l’expérience du réel. De film en film, on perçoit ainsi la manière dont Youri Norstein développe dans ses oeuvres de nouvelles formes de narration, indissociables de ses recherches formelles, et de son désir d’expérimenter (à l’instar du petit hérisson) les effets de texture ou de matière qui réinventent la plasticité des éléments. 

Le Manteau

Voilà désormais plus de 40 ans que l’on attend un nouveau film de Youri Norstein, et pas n’importe lequel : un long métrage inspiré de Gogol, Le manteau, dont on peut découvrir des images dans un extrait du documentaire de Ryo Saitani, Making the Overcoat (ci-dessous). On y voit notamment le cinéaste désabusé face à sa propre incapacité à terminer son projet, dont il explique qu’il est pour lui comme le commencement d’un type totalement différent d’animation. Est-ce pour cela que le film semble dans une impasse depuis de si nombreuses années ? La pression face aux attentes des spectateurs est-elle trop lourde ? Ou Youri Norstein est-il tout simplement passé à autre chose ? Quoi qu’il en soit, il faut se consoler en revoyant ses courts métrages, dont on n’est pas près d’épuiser la force, Le Manteau dusse-t-il rester à jamais inachevé.

Fiche technique
Quatre films de Youri Norstein
La bataille de Kerjenets (1971)
Le Héron et la Cigogne (1974)
Le Conte des Contes (1979)
Le Petit hérisson dans la brume (1975)
Distribution : Malavida
Sortie française : 4 décembre 2024