David Sproxton et Peter Lord ont fondé Aardman Animations en 1972. Leur collaboration a commencé alors qu’ils étaient à l’école quand ils occupaient leur temps libre en filmant avec la caméra 16 mm du père de David, producteur à la BBC. Ils refont Méliès avec une ardoise, une craie puis des morceaux de magazines. Le show Vision On, programme pour enfants malentendants, leur commande un court animé. Leur personnage principal est une sorte de Superman maladroit et sans allure. Il s’appelle Aardman. Le film parvient jusqu’à la BBC. Aardman Animations est créé. Le duo quitte alors l’université pour s’installer à Bristol, autant dire en Province.

Avec de l’argile, ils font naître le légendaire Morph. Le personnage fait sa première apparition en 1976 dans la série Take Hart. La BBC commande alors 26 épisodes de 5 mn. The Amazing Adventures of Morph est diffusé en 1981. Motivés par la foi en une animation pour tous publics, jeunes comme âgés, ils réalisent des films courts, parfois méprisés par les institutions. Pourtant, ils séduisent et entrent dans les univers « tendances » et branchés de ces années 1980 prêtes à en découdre avec les vieilles conventions. Et ce jusqu’à conquérir Channel Four, la TV alternative et hype à la vénérable BBC.
Cette création à la marge leur va bien. Ils continuent dans la même veine, avec des petits films comme Conversation Pieces et surtout la série oscarisée Creature Comforts, créé par un certain Nick Park, étudiant, blondinet et introverti.

Après cette première statuette dorée hollywoodienne, ils recevront de nombreuses offres : pub, clips (Nina Simone, Peter Gabriel, Spice Girls) qui leur permet de s’ancrer dans une forme de pop culture… Mais c’est l’arrivée du couple infernal Wallace et Gromit qui leur confère une réputation internationale, avec des succès au Box Office, des cycles dans les cinémas art et essais, et surtout une exploitation commerciale de leurs talents en produits dérivés et autres ventes de licences qui vont faire la fortune de ce petit studio culte, courtisé par les plus grands, y compris Disney.
Voyage sur la lune
Wallace, ingénieur foutraque, amateur de fromage, inventeur dingo, célibataire endurci, provoque les catastrophes que Gromit, son fidèle beagle, supérieurement malin et intelligent, tente de contenir ou de réparer. À l’origine il s’agit du projet d’études de Nick Park, A Grand Day Out. Les deux fondateurs de Aardman Animations l’aident à finir ce premier court complètement fou qui vise la lune.
Le génie de Park est d’avoir inventé ce couple improbable, Wallace et Gromit. Un de ces couples homme/animal qui a fait le bonheur du cartoon américain. Wallace est un british pur menthe, chauve, avec cardigan en laine et cravate, accompagné de son fidèle chien Gromit, flegmatique, intellectuel, presque cynique. L’un n’est jamais dupe de l’autre, mais, loyaux, aucun ne se défausse.
Ils imposent un ton sensible, plein d’humour, mélangeant réflexions introspectives, parfois ironiques, à une vie quotidienne souvent sordide. La pâte à modeler en stop motion fait des étincelles grâce à leur minutie perfectionniste et leurs histoires absurdes héritées des comédies du muet.
Créatures pas féroces
Ces antihéros, des personnages ordinaires de la classe moyenne, deviennent les stars de l’une des franchises les plus populaires du cinéma d’animation. Quatre courts métrages géniaux (un Oscar chacun pour les trois premiers) et deux longs métrages – Le mystère du Lapin-garou en 2005 (200 millions de $ au box office mondial, Oscar du meilleur film d’animation) et La palme de la vengeance en 2024 (pour Netflix, nomination à l’Oscar en bonus) – en plus de deux séries totalisant seize très courts films, et des spin-offs autour de Shaun le mouton (deux courts, deux longs, deux séries) et de Timmy Time (deux courts, une série).

Autant dire une cash-machine, déclinée en jeux vidéos, bandes dessinées, spectacles familiaux, parc d’attraction. Dès 1997, Aardman, très convoité, s’associe à deux géants : DreamWorks aux USA (pour cinq longs et un total de 250M$) et Pathé en Europe.
Les britanniques parient sur l’animation pour adultes (en cela ils rejoignent l’esprit de Jeffrey Katzenberg, co-fondateur de DreamWorks, qui pense que le dessin animé n’est pas que réservé aux enfants), au moment où Disney renaît dans l’animation familiale, où Ghibli commence à rayonner internationalement et où Kirikou réveille la filière française. Effet pervers de cette ascension méritée, les commandes se multiplient. Les talents étant rares, Aardman ne peut pas satisfaire toutes les demandes. Leur mentalité de hippies, ayant passé leur jeunesse entre Beatles et Rolling Stones, ne les empêche pas d’avoir un esprit gestionnaire rigoureux.
À la fin du contrat avec DreamWorks, la société signe avec Sony pour six ans, avant de passer chez StudioCanal. À partir de 2020, Netflix s’assure des droits de diffusion mondiaux. La coopérative indépendante peut miser sur son savoir-faire unique et sur trois franchises : Morph, Wallace et Gromit, Chicken Run.
Quand les poules auront des dents (et des ailes)
Chicken Run a pris son envol en 2000. Co-réalisé par Nick Park et Peter Lord, le film introduit de nouveaux personnages attachants. Des poules et des coqs – Ginger, Rookie, Fowler, Mac – et l’horrible Mrs Tweedy. Inspiré par La ferme des animaux de George Orwell, le film s’avère une bonne critique de l’industrie agro-alimentaire avec un parfum d’aventure et de nombreux gags. La bonne formule pour un chef d’œuvre. L’Oscar du meilleur film d’animation est créé en 2002 quand l’Académie avoue regretter que Chicken Run n’ait pas été sélectionné pour l’Oscar du meilleur film. En 2023, la suite, La menace Nuggets, sur Netflix, est toute aussi démente.
Aardman décline à l’infini son imaginaire animalier digne de Tex Avery, y compris pour d’autres productions hors du studio. Son slogan : imagination, innovation et intégrité. Les créateurs essaient d’exploiter leur talents, peu importe le format, le cinéma en s’adaptant à chaque support, et l’animation au-delà des contraintes techniques.
En souhaitant farouchement conserver leur indépendance, dans leur studio de Bristol, et travailler avec des gens respectant leurs visions artistiques, Aardman a su dire non aux grands studios comme la Warner et Disney. Les fondateurs ont, en fait, capitalisé leur réussite sur un art quasi abandonné depuis les années 1960, avec la disparition de maîtres comme Ladislas Starewitch ou Jiří Trnka. Ce qui les intéresse dans la pâte à modeler s’appelle le relief. La 2D mue naturellement en 3D. Qui plus est, hormis Art Clokey, presque personne ne pratiquait cette forme d’animation à l’époque, leur conférant un quasi monopole.
Les temps modernes
Outre leurs créations maison, ils assurent la série Rex the Runt, à l’humour » so british « , diffusée sur la BBC, a confirmé leur inventivité. Tout comme leur premier cartoon pour le web, Angry Kid, ultra-profitable.
Le trio a droit à tous les honneurs. Commandeurs de l’ordre de l’empire britannique, ils reçoivent la Reine Elizabeth II, qui fait 150 kms pour visiter le studio. Elle a même retiré un gant pour tâter de la pâte. Cette même pâte qui a promu Perrier, Renault, Daewoo, Bonduelle… De quoi garantir l’indépendance de cette pépite.
Mais c’est bien pariant sur le système de franchise qu’Aardman assure son avenir. Il y a bien eu d’autres films, peut-être moins délirants mais néanmoins excellents, comme Flushed away (Souris City), Arthur Christmas (Mission : Noël), The Pirates (Les Pirates!), Early man (Cro Man), réalisés entre 2006-2018. Aucun n’a eu de suite (celle des Pirates a été annulée). Ils ont pourtant rapporté 500M$ dans le monde.
La Palme de la vengeance, dernière folie en date
Aussi, ils exploitent jusqu’au bout le filon de Wallace et Gromit et de Chicken Run. Dernier en date, Wallace et Gromit : La Palme de la vengeance, avec le retour du vilain pingouin, Feathers McGraw, ennemi juré du couple depuis Un mauvais pantalon (1993).
Un diamant bleu qui fait écho à celui plus pinky de La panthère rose. Des nains de jardin robotiques bienveillants qui muent en méchantes machines. Un flic incompétent proche de la retraite et sa nouvelle recrue bien plus maligne. Un Wallace plus feignasse et créatif que jamais, submergé de factures et déniant toute réalité. Un Gromit un poil blasé, mais résigné à sauver son maître du chaos ambiant. Tous les ingrédients y sont : des références cinématographiques jouissives, un humour tout à fait british, une action fluide et pétaradante, des quiproquos et autres imbroglios amusants, un scénario sans accro.
Rien de neuf dans la réalisation ni dans l’animation, toutes deux impeccables. Il manque sans doute un effet de surprises dans un récit un peu prévisible, quelques nouveaux protagonistes secondaires pour rafraîchir l’univers, des idées plus folles pour que la jubilation soit totale. Les crackers à grignoter auraient peut-être mérité un accompagnement plus salé.

On sent un peu la mécanique dans ce divertissement haut de gamme. Mais ne chipotons pas. Cela reste une production familiale de grande qualité. Le plaisir de retrouver le duo dans ses (més)aventures comble largement les quelques faiblesses de tempo. Avec brio, les équipes d’Aardman poursuivent leurs dingueries avec une joie palpable. Un peu moins d’imagination, un peu moins d’innovation, mais toujours de l’intégrité.
Car ce dernier Wallace et Gromit, prix Bafta du meilleur film d’animation et nommé à l’Oscar, continue de creuser le sillon d’un cinéma faisant l’éloge de l’oisiveté. Poules ou souris, inventeur ou cro-magnon, mêmes combats : évasion et émancipation. La liberté pour tous! L’indépendance à tout prix. Le studio Aardman a beau se compromettre dans le mercantilisme et la franchise, il reste l’un des rares à proposer encore des histoires enjouées où la cupidité et l’exploitation finissent toujours dans la nasse.