
Cela arrive souvent dans les festivals : le hasard des plannings de projection crée des télescopages bienvenus entre les films, faisant émerger des lignes, des thématiques, ou des préoccupations propres à l’époque. Lors du 3e jour du Festival des cinémas d’Asie de Vesoul, qui se poursuit jusqu’au 18 février, l’une de ces heureuses coïncidences a confronté le festivalier à trois films (deux documentaires, une fiction) dans lesquels les personnages se voient sermonner, harceler, voire assassiner, parce qu’ils ont choisi de s’exprimer par la danse ou le chant.

Dans Black lady sings, documentaire étudiant venu de Birmanie, Mon Masein, le personnage principal, est une artiste presque octogénaire qui se produit dans une troupe perpétuant les traditions du peuple Môn (une ethnie de la partie inférieure du pays). De facture classique, alternant scènes de répétition, séquences au sein de la troupe et témoignages en voix-off, le film nous immerge dans son groupe joyeux et coloré de musiciens et danseurs de tous âges, tout en nous donnant à voir et à entendre leur art.
On pourrait être dans une forme de folklore (sauvegarder une culture régionale sur le point de disparaître, faute d’une politique culturelle à la hauteur des enjeux), mais la découverte de ces chants et danses ancestraux se double en filigrane d’un très joli portrait. Mon Masein est un personnage extrêmement attachant qui s’épanouit via le chant et la danse, et ne vit que pour les pratiquer. On apprend ainsi que son mari l’a quittée car elle refusait d’arrêter de se produire sur scène, et que ses propres enfants ont coupé tout contact avec elle pour les mêmes raisons. Elle ne s’appesantit pas pour autant sur son sort et le documentaire évite soigneusement d’appuyer l’émotion. Au contraire, en se concluant par une séquence qui la montre en train de danser avec un jeune spectateur lors de l’une de leurs représentations, il met en relief le bonheur qu’elle éprouve à pratiquer son art, ainsi que la nécessité pour elle de rester fidèle à sa propre liberté.

Autre pays, mêmes conservatismes
Elle l’ignore sans doute, mais elle a une âme sœur en Iran, le merveilleux Habibullah, personnage principal du documentaire du même nom du cinéaste Adnan Zabdi. Cet homme – âgé pour sa part de 80 ans – est un chanteur réputé dans sa région, pour qui la musique et la poésie sont la principale raison de vivre. Sa famille est relativement à l’aise avec cela, reconnaissant son talent (certains trouvent malgré tout qu’il devient un peu vieux pour se produire en public), et sa femme le soutient inconditionnellement. Les religieux locaux, toutefois, ne peuvent lui laisser ce bonheur simple, et n’ont de cesse que de lui faire arrêter le chant, et l’amener à se repentir de ses « péchés » musicaux.
Habilement, le film alterne les scènes de contrition (plus ou moins sincère) du vieil homme et celles de chants, ou de conversation en famille. Si Habibullah semble au départ sur le point de flancher face aux pressions répétées des imams, il fait en réalité preuve d’une force de caractère aussi admirable que désarmante, tant il finit par tourner ses harceleurs en ridicule – épaulé en cela par sa femme. Adnan Zabdi capte avec sensibilité le ridicule de la situation, et la bêtise des religieux, proposant un documentaire plein d’humour qui tourne presque au feel good movie tant le vieux chanteur et sa femme ont de répartie et d’obstination. Que peuvent une poignée de jeunes dévots embrigadés face à la détermination sans faille d’une âme libre ?

Hélas, parfois, la force de caractère et le désir de liberté ne peuvent rien. Le personnage de La Femme qui en savait trop de Nader Saeivar (une fiction, cette fois, prix du public au dernier festival de Venise) en fait l’amère expérience, trahie par son propre mari qui veut lui interdire de danser parce que cela risque de nuire à sa réputation. La trame est extrêmement classique pour un film iranien (le système tout entier se liguant contre la protagoniste), mais la démonstration est puissante. Le film s’ouvre avec une séquence de danse principalement perçue à travers le regard bienveillant du personnage principal. Il se clôt sur une autre danse, en forme de manifeste, qui libère symboliquement son interprète de toutes ses chaînes. Entre les deux, le système iranien favorable aux puissants aura certes fait son office, mais non sans montrer des premiers signes de faiblesse. Car la résistance s’organise, la solidarité se renforce. Les jeunes générations – mais pas seulement elles – sont à la manœuvre. L’hypocrisie des élites ne trompe plus personne. Et il leur est impossible de faire taire toutes les voix qui s’élèvent. Pas plus que de figer tous les pas de danse.
La lueur de l’espoir
Ainsi, dans ces trois films, on chante ou on danse comme on respire, avec la même nécessité – et cela déplaît. Ces formes d’expression personnelles – mais cela pourrait en être d’autres – symbolisent un moyen d’échapper au contrôle strict des esprits, et donc un acte de résistance insupportable pour les régimes qui ne tolèrent aucune contradiction. Car c’est bien connu : l’art avance de concert avec les mouvements de société, les révolutions en marche, et la dénonciation sans répit des abus et des violations. Dans les temps les plus obscurs, un pas de danse ou un air entonné à mi-voix représentent parfois même la seule lueur d’espoir possible. Mais, comme l’ont bien compris les personnages, c’est une lueur trop vive, trop diffuse et trop insaisissable pour être facilement éteinte.