Claire, une célèbre chanteuse, s’envole au Japon pour un dernier concert à guichet fermé. Lorsque le concert prend fin, sa vie sur terre s’arrête aussi. Une nouvelle vie inattendue s’offre alors à elle : un au-delà dans lequel Yuzo, l’un de ses plus grands fans, l’attend. Son fils, Hayato, va avoir besoin d’eux.
Depuis 30 ans, le cinéaste singapourien Eric Khoo tourne autour du même thème : aimer, malgré les obstacles, les tabous ou les différences. Le sexe, les plaisirs simples de la vie comme la cuisine, les addictions en tous genres ou même la magie ou les fantômes, transgressent des routines ordinaires en autant de parcours de vie. Car le fil conducteur de cette filmographie est bien d’explorer la destinée d’êtres souvent désemparés, esseulés voire complètement paumés.
Yōkai, le monde des esprits ne fait pas exception. Nous sommes au Japon et trois solitudes vont se percuter entre le réel et l’au-delà. Il y a un vieil homme fatigué qui redonne naissance à une planche de surf. Un quadra blasé qui semble s’être dévitalisé au fil des réunions d’entreprise et de dessins animés idiots. Et puis une femme, blonde, élégante, qui dit adieu à son chien malade : « bon voyage« .

Avec une belle épure, en trois séquences, le réalisateur a planté le décor. Le film est en effet un voyage. Au Japon, tout d’abord, lieu propice à une errance existentialiste. Et dans cet au-delà, justement, au pays des morts, qui coexiste avec celui des vivants.
Claire obscure
Cette invitation au voyage autant physique que spirituel rempli pleinement ses promesses. Parce que la caméra de Khoo ne cherche jamais l’esbrouffe, la suraccentuation des situations ou même la quête d’une signification rationnelle. Ainsi, les fantômes peuvent parler une langue différente tout en se comprenant, sans jamais qu’on nous explique ce subterfuge. Non seulement, en terme de narration, cela fonctionne parfaitement, mais surtout, le spectateur l’accepte avec évidence.
« Si la mort doit arriver, quelle soit rapide, silencieuse, qu’in ne la voit pas venir« . Les pensées intimes de Claire, le personnage de Deneuve, sont souvent prémonitoires. Le vieux japonais, Yuzo, un peu hippie, s’éclipse hors-champs, verre d’alcool en main, en écoutant sa chanson favorite. La chanteuse française s’enquille les verres de saké et s’effondre subitement sur le rebord d’un bar. La mort surgit de nulle part, frappe vite et bien, et aussitôt, leur double spectral apparait. Plus esprit que fantôme, ces deux morts vont alors devenir des protecteurs.

C’est le troisième personnage du film, le fils du défunt, Hayato, qui assiste au dernier concert de la diva française. Lui aussi carbure à l’alcool fort. Du whisky dans le café dès le matin. Les dernières volontés de son père et le hasard de sa rencontre avec la chanteuse française vont l’amener à traverser un Japon provincial et marginal. La mise en scène alterne ainsi un cinéma en mouvement et des cadres plus larges quand il suit le vivant et des plans fixes et plus rapprochés quand il s’agit de montrer les morts. Ce basculement de l’un à l’autre est sans aucun doute la plus simple et la plus belle audace du film, à la fois sobre et magnétique.
« Je vis de plus en plus dans ma tête avec ceux qui ne sont plus là. »
Tout cela converge vers une œuvre qui épouse son sujet. L’apaisement que l’on ressent participe grandement au propos. Ce baume réparateur et cicatrisant empêche ce drame vaporeux de dérailler vers l’exces, le mélo, le pathos ou même la fable. C’est ainsi que Yōkai réussit à trouver la bonne focale. Les esprits habitent l’arrière plan et n’ont plus aucun but autre que celui de veiller sur Hayato, ce fils célibataire et complètement égaré. Celui-ci est au centre de toutes les attentions et doit trouver un sens à tout cela. Une des chansons de Deneuve dans le film s’intitule « Âme triste« , ce qui reflète parfaitement son humeur.
Les âmes grises
L’inspiration, la création, la transmission croisent la réconciliation, la communication et la rédemption. Dans ce monde des esprits, enfer où l’on ne meurt jamais, où les remords sont inutiles, où la culpabilité n’a plus lieu d’être, on s’interroge finalement beaucoup sur la vie : la part de sacrifice, la présence, l’abandon, les regrets… « Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens » disait Antoine de Saint-Exupéry. Et c’est exactement ça ce monde des vivants et ce monde des esprits. Une cohabitation en quête de sens.

Ainsi, dans un des rares moments aussi dramatiques qu’incertains du film, Eric Khoo réveille les morts et rappelle l’intérêt d’exister. « Ce qui est important, ce n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce que l’on a fait de nous » a écrit Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. Et c’est tout le propos du film. Nos actions nous définissent. Et peuvent même nous sauver, nous émanciper, nous faire retrouver la bonne voie pour être heureux. Hayato va devoir sombrer pour en prendre conscience et finalement porté avec provocation un tee-shirt où est imprimé « Ces choses que je serai jusqu’à ma mort« .
« Je pense que ça va aller »
Avec une suavité salvatrice, et sans fracas, Yōkai nous convie à un road-trip bienveillant, malgré toutes ces souffrances intérieures. À l’instar des chansons composées par Jeanne Cherhal pour ce film, à la fois légères et mélancoliques, tenant à un souffle tout en touchant en profondeur.
Ça ne tient à presque rien. Une histoire simple, quelques personnages, une atmosphère consolatrice, quelques pas de côté hybrides (animation, chanson). Masaaki Sakai, artiste populaire japonais, apporte une vénérable tranquillité à ce récit surnaturel. Yutaka Takenouchi, star nippone, prouve son talent hors de ses habituels rôles dans des séries ou des films d’action.
Amour, Liberté
Et puis il y a l’intrusion de Catherine Deneuve. Sa tonalité fait varier le film dans une autre dimension. Malicieusement, son personnage s’appelle Claire Emery, patronyme identique à celui qu’elle interprétait il y a soixante ans dans Les parapluies de Cherbourg, film chanté. Cette fois-ci, c’est bien sa voix que l’on entend sur « Ami », « Mon amour liberté » et « Âme triste ». Depuis Je vous aime jusqu’à Huit femmes, en passant par Les bien-aîmés, Zig-Zig ou Dancer in the Dark, c’est presque un rituel pour elle. Elle se glisse ainsi aisément dans ce rôle taillé sur mesure, jusqu’aux dialogues qui pourraient être des phrases de l’actrice lues dans des interviews. Rarement a-t-on vu film plus « deneuvien » alors qu’elle est en territoires étrangers (au Japon, sous l’œil d’un singapourien, dans un univers irréel).

Et si Yōkai, le monde des esprits parvient à nous envoûter et nous embrasser par sa douceur, cela tient beaucoup à sa manière d’incarner une puissance terrienne dans des mondes sans repères. Voilà une déesse matriarche dont les chansons traversent le temps, les cultures, les gens, comme l’actrice a su nous accompagner depuis plus de 65 ans sur grand écran. Mais, avant tout, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu un personnage aussi riche en variations émotionnelles. Il y a bien eu le tragique De son vivant ou le tragicomique La vérité, mais, ici, la palette est infiniment plus nuancée et élargie. Qu’elle soit seule et endeuillée dans son appartement, qu’elle meurt soudainement dans un bar, qu’elle écoute ou observe ceux qui restent, Deneuve habite ce monde des esprits comme si elle en était familière, sans se soucier d’un quelconque réalisme, et sans surjouer une dramatisation.
C’est cette liberté innée en elle qui permet à Yōkai de nous tenir par la main dans ce jeu de la mort et des hasards pour qu’on puisse lâcher prise, loin du cartésianisme ou d’un psychologisme. Grâce à elle, cela rend tout plus universel et nous laisse en parfaite harmonie, baigné dans le liquide amniotique de la philosophie zen qui se dégage du film.
Yōkai, le monde des esprits
Durée : 1h34
Sortie en salles : 26 février 2025
Réalisation : Eric Khoo
Scénario : Edward Khoo
Image : Adrian Tan
Chansons : Jeanne Cherhal
Avec Catherine Deneuve, Yutaka Takenouchi, Massaki Sakai, Jun Fubuki, Denden...
Distribution: Arp Selection