FICA 2025 | Jia Zhang-ke : « Il faut rompre avec un récit conventionnel »

FICA 2025 | Jia Zhang-ke : « Il faut rompre avec un récit conventionnel »

Depuis sa création en 1995, le Festival international des Cinémas d’Asie de Vesoul (FICA) a reçu les plus grands cinéastes du continent asiatique. Hou Hsiao-Hsien, Kore-Eda Hirokazu, Tran Anh Hung, Mohsen Makhmalbaf, Jocelyn Saab, Im Sang-soo, Wang Chao, Brillante Mendoza, Mohammed Rasoulof, Stanley Kwan, Zhang Lu, Jafar Panahi, Amos Gitai, Elia Suleiman… tous sont passés par la préfecture de la Haute-Saône. Et si l’événement de cette 31e édition était la présence de Jia Zhang-ke, en compagnie de son actrice fétiche Zhao Tao, il s’agissait pour le grand réalisateur chinois d’une forme de retour aux sources, puisqu’il était déjà venu au FICA en 2005, année où son 4e film, The World, était en compétition, et avait remporté le grand prix du Jury.

En plus de présider le jury international et de recevoir un Cyclo d’honneur, Jia Zhang-ke a donné une passionnante masterclasse animée par la spécialiste de cinéma chinois Luisa Prudentino. On l’y a découvert prolixe et disponible, extrêmement bienveillant envers le public, et notamment face aux élèves d’un lycée local qui avaient préparé quelques questions sur son travail. Il est ainsi revenu sur les origines de sa cinéphilie, d’abord bercée par le cinéma de Hong Kong et de Taïwan, les films de genre, le travail de Ann Hui ou Johnny To, avant la découverte décisive de Terre jaune de Chen Kaige, qui lui a révélé que le cinéma pouvait faire part de la réalité, ce qu’il avoue n’avoir jamais imaginé avant. Le film de Chen Kaige contient par ailleurs peu de dialogues, ce qui lui a confirmé l’intuition première qu’une autre forme de langage pouvait faire passer l’émotion.

Trente ans plus tard, cette double préoccupation – celle de rendre compte de la réalité et celle d’aller vers un langage cinématographique permettant d’autres formes de narration – l’occupe toujours, comme en témoigne Les feux sauvages, son dernier film. Lui qui a patiemment documenté les bouleversements qu’a traversé son pays au cours des 25 dernières années croit toujours « en la force et dans le pouvoir du cinéma« . Le cinéma lui a même longtemps semblé comme le seul moyen de faire changer les choses. Seulement – c’est une tache colossale, et un travail de longue haleine. « On ne peut pas changer le monde tout seul« , a-t-il expliqué durant la conférence. « C’est un travail de groupe. Il faut être nombreux. Il faut être patient. Mais le cinéma est un médium exceptionnel, dont les capacités vont bien au-delà de la littérature. Imaginez : 300 000 spectateurs ont vu Les Feux sauvages ! Par ailleurs, les films nous montrent d’autres modes de vie, d’autres cultures, d’autres mentalités… ce qui est essentiel pour réduire les fossés entre nous. »

Nous avions justement été fascinés par Les Feux sauvages et par ses partis pris de narration. En utilisant des images issues de ses propres archives et en se déconnectant d’une grande partie des éléments propres à la narration traditionnelle (intrigue définie, enjeux identifiés, rebondissements, dialogues…), il se reposait presque exclusivement sur la force de ses images elles-mêmes, et sur les choix cruciaux de montage, pour faire jaillir du sens et de l’émotion. C’est pourquoi nous avons décidé d’aborder cette nouvelle orientation de son travail lors de l’interview en tête-à-tête qu’il a bien voulu nous accorder.

Ecran Noir : Lors de votre masterclasse, vous avez expliqué que vous cherchez désormais une nouvelle forme de cinéma non conventionnelle. Comment en êtes-vous arrivé à cette envie, et quelles directions cela implique-t-il ?

Jia Zhang-ke : Cela est dû au fait que les choses évoluent tellement rapidement, de manière globale, que l’on est très vite confronté à un nouveau ressenti. Or, chaque nouveau ressenti appelle un nouveau moyen d’expression, et surtout de narration. Souvent, je me rends compte qu’à ce niveau-là, le cinéma me limite dans ce que je veux exprimer. C’est ce qui me met sur la voie d’une recherche d’un nouveau langage cinématographique. Car il me semble qu’à chaque nouvelle problématique, on doit pouvoir trouver de nouvelles réponses sur le plan du cinéma, au niveau du langage et de la forme. Le cinéma a une histoire qui n’est pas encore très longue, et je pense qu’en tant que spectateur comme en tant que réalisateur, on a tendance de manière assez inconsciente à se positionner dans ce qui existe, dans ce qui pourrait sembler conventionnel. Ce positionnement revient à avoir une posture qui devrait nous permettre de mieux comprendre la société actuelle, mais en réalité cela nous empêcher d’aller plus loin dans cette compréhension. J’ai donc envie de me repositionner pour trouver l’angle de vue qui me permettra le mieux d’avoir accès aux réalités de la société actuelle, en sachant que cela passera par l’effort d’une nouvelle narration, de comprendre comment raconter les choses.

EN : C’est dans cet état d’esprit que vous avez réalisé Les Feux sauvages ?

JZK : Quand j’ai abordé le projet des Feux sauvages, j’étais encore dans l’habitude de faire ce que j’ai l’habitude de faire. J’en ai conscience maintenant. Alors que la complexité de ce film c’est qu’il couvre 20 ans d’Histoire avec des images différentes, tournées à des moments différents. Ce qui m’importait, c’était ce que moi, avec mon monde intérieur, j’avais capturé de la réalité du moment. Ce que c’était à l’époque et ce que c’est maintenant. C’est une grande différence de faire un film avec des images existantes, de se mettre en situation de recréer la réalité d’un temps révolu. Là, j’ai compris que l’aspect de documents que constituaient ces images était essentiel. Beaucoup de gens me disent que ce qu’ils trouvent le plus riche dans mes films, c’est ce que je capture de l’instant, c’est là-dedans qu’ils se retrouvent. Pour eux, l’émotion vient de là. Ce sont donc des questions que je me pose.

Tout cela est dû au fait qu’on est dans un moment où le cinéma est peut-être encore un peu enfermé dans des choses conventionnelles dans sa manière de narrer les choses. On a l’habitude de présenter les choses de la manière la plus claire possible dans leurs relations de cause à effet. Depuis la pandémie, on est dans une nouvelle période, d’une instabilité telle qu’on est obligé de s’affranchir de ce rapport de cause à effet. Il faut trouver un moyen de percevoir ce qui est sous-jacent, ce qui est caché. Une chose est certaine, c’est que pour le moment on ne peut pas caractériser précisément à quel genre de narration cela appartient. Mais pour moi, ce qui semble évident, c’est qu’il faut rompre avec un récit conventionnel. On arrivera mieux à exprimer la réalité des choses en mettant en présence des éléments qui n’ont pas nécessairement un lien direct, mais dont la mise en présence permet d’éclairer la réalité.

EN : Le meilleur outil pour cela, et c’est flagrant dans votre dernier film, c’est le montage.

JZK : Exactement ! Du fait de la particularité du film, il fallait chercher un nouveau type de relation entre les choses, et chercher quelque chose de plus profond et intrinsèque, pour trouver une sorte de dynamique interne. Je me suis par exemple rendu compte en me replongeant dans les images qu’on peut apporter plus d’attention à l’ambiance sonore des différentes époques. En m’appuyant là-dessus, j’ai essayé de trouver quel type de rapport il pouvait y avoir entre les différentes éléments du film, en m’affranchissant du rapport sur lequel on a l’habitude de faire reposer la narration. J’étais face à une base de données énormes et je me suis mis en position de relecture pour essayer d’établir un nouveau type de cinéma, finalement. Je me suis retrouvé dans la situation où je devais soit me replonger dans le sens que j’avais donné à mes images à l’époque, soit leur donner une nouvelle identité !

EN : Dans votre travail, il y a un rapport spécifique au temps, à la fois dans le récit, avec des fresques qui courent sur 15 ou 20 ans, et dans votre cinéma lui-même, avec une utilisation particulière de la durée.

JZK : C’est le sujet qui m’anime actuellement. Je pense que je suis en plein questionnement sur ce rapport au temps. Par rapport à ce que j’ai appliqué avant et maintenant. C’est sans doute lié au fait que je suis à cheval sur deux systèmes, ou deux cultures différents. Dans le rapport de l’individu au temps, il y a deux perceptions : soit on s’inscrit dans un rapport très linéaire, soit on s’inscrit comme le fait le Bouddhisme dans un rapport cyclique. Au niveau du monde, on est tous animés par ces deux positionnements. Dans la perspective linéaire, l’inconnu (et notamment le fait de savoir ce qui arrive après la mort) est plus porteur d’angoisse que dans le cas du rapport cyclique qui permet plus d’espoir sur une renaissance à venir. Je me sens à la croisée de ces deux chemins. Ce qui est certain, c’est qu’on est obligé d’aller de l’avant. Mais comment ? Tout cela pour dire que je me rends compte aujourd’hui que cette contradiction profonde est bien réelle et présente, et place l’individu dans une contradiction permanente.

Dans plusieurs de mes films, il y a cette tentative de s’affranchir de la linéarité pour s’inscrire dans quelque chose de circulaire et de plus apaisé. En même temps, je vois aussi qu’à un moment ou un autre, on est confronté à cette linéarité. Par exemple, dans Platform, il y a tout un passage où les personnages vont de l’avant et tentent de s’affranchir de la linéarité. Mais finalement, ils reviennent à leur point de départ, et à ce quotidien dont ils avaient essayé de s’extraire. Même chose dans Les feux sauvages : après leur parcours, les deux personnages âgés reviennent eux-aussi à leur point de départ. Je m’aperçois que dans tous mes films, il y a ce drame de l’être humain avec ses envies et ses aspirations, mais aussi son rapport à la mémoire et aux souvenirs. Tout cela s’exprime simultanément dans mes films.

Et puis, souvent le cinéma actuel accorde trop d’importance au résultat, à l’effet produit. Alors que si on réfléchit bien, la vie contient énormément de moments et d’événements qui ne sont pas nécessairement reliés à la volonté d’obtenir des effets particuliers, mais qui sont insouciants ou contemplatifs, et qui sont essentiels dans l’existence ! Pourquoi est-ce qu’on ne traiterait pas aussi de cet aspect au cinéma ? C’est ce que j’ai envie de mettre en avant. Ce que je capte de la réalité, ce sont aussi ces moments d’insouciance.

EN : Justement, dans vos premiers films, cette insouciance se mêlait à une forme de désoeuvrement, on y découvrait une jeunesse qui ne semblait pas trop savoir quoi faire d’elle-même, dans une société où il lui était difficile de s’exprimer. Et puis, vingt ans après, on a le sentiment que ce désoeuvrement a contaminé la génération suivante, ou en tout cas a accompagné la génération qui a vieilli au cours de vos films.

JZK : Ce qui est certain, c’est que tout tourne autour d’un combat. Dans mon dernier film, ce qui est mis en avant, c’est cette quête de la liberté et de la conscience que l’individu a un pouvoir, qu’il peut être moteur de sa vie. Cela passe par des sacrifices à faire et un certain prix à payer. Je pense que l’esprit dont vous parlez est toujours là, et passe les générations, mais en même temps sur 20 ans, les individus ont vécu de nombreuses histoires, il leur est arrivé de nombreuses choses. Le titre chinois des Feux sauvages peut aussi signifier : une génération sur laquelle on peut miser. Or je me souviens d’un critique qui avait juste changé un caractère pour titrer : LES générations sur lesquelles on peut miser. Dans le sens où ce qui est montré dans mes films n’est pas forcément le propre d’une génération de jeunes, mais s’applique à toutes les classes d’âge. Si on en revient à cette quête de liberté, c’est un travail à faire sur plusieurs générations, c’est évident.

EN : On en parlait au début de l’entretien, vous êtes dans une période d’expérimentation. Est-ce que le cinéma expérimental vous intéresse, est-ce une direction dans laquelle vous regardez ?

JZK : L’aspect expérimental m’intéresse beaucoup. Je pense que mon cinéma à venir comportera une part expérimentale plus importante qu’avant. Le nom qui me vient à l’esprit, c’est Dziga Vertov [NDLR : cinéaste russe d’avant-garde, qui a beaucoup tourné pendant les années 20 et 30, notamment son film le plus connu : L’Homme à la caméra]. Nous ne sommes pas sortis de nulle part, nous sommes les descendants de gens comme lui. Je pense aussi à la façon dont Jean-Luc Godard s’était inspiré de la télévision. On est tous confrontés à de nouveaux médias et à de nouvelles technologies, et on a tous intérêt à apprendre d’elles. Par exemple, les toutes petites vidéos faites avec les smartphones : beaucoup de gens les critiquent et les rejettent, mais je pense qu’elles peuvent également être porteuses de choses positives et intéressantes. On a tous intérêt à intégrer ces nouvelles technologies dans notre manière de réfléchir. Si j’utilise le mot de « magie », dans l’idée que le cinéma est un moyen « magique » de faire les choses, là, il faut qu’on trouve notre nouvelle conception magique du cinéma.

Propos recueillis par Marie-Pauline Mollaret et interprétés par Pascale Wei-Guinot.

Crédit photos des portraits de Jia Zhang-Ke : Kristofy