Cannes 2021  | Drive my car : Ryusuke Hamaguchi poursuit brillamment son oeuvre intimiste en adaptant Haruki Murakami

Cannes 2021 | Drive my car : Ryusuke Hamaguchi poursuit brillamment son oeuvre intimiste en adaptant Haruki Murakami

C’est au départ une nouvelle d’une cinquantaine de pages, publiée par l’écrivain japonais Haruki Murakami dans le recueil Des Hommes sans femmes (2014). Chacune des nouvelles a la particularité de parler d’hommes ayant perdu une femme, que ce soit suite à un deuil ou à une séparation. 

Drive my car ouvre le livre. Il s’agit d’un récit dans lequel un homme – Kafuku – se livre, le temps d’un trajet en voiture, avec la jeune femme qui lui sert de chauffeure. Il lui raconte notamment des souvenirs intimes en lien avec la mort de son épouse. L’échange entre les deux personnages est très court, dans la suggestion et l’introspection, et on y retrouve le style inimitable de Murakami pour effleurer les mystères de la psyché humaine sans chercher à les mettre brutalement au jour. 

Ryusuke Hamaguchi réalise un véritable travail d’orfèvre pour transformer ces 50 pages en un long métrage de 3h qui reprend et prolonge les questionnements posés par le récit. Déjà, le cinéaste a adjoint un prologue à la nouvelle. On y découvre le couple formé par Kafuku et son épouse menant une vie plutôt paisible et complice, bien que la jeune femme entretienne une aventure avec un acteur jouant dans ses films. Il a par ailleurs développé le personnage de Misaki, la jeune femme qui conduit, ainsi que la relation qui les unit. Enfin, il a situé la majorité du récit dans le cadre d’un atelier de théâtre dirigé par Kafuku et auquel participe notamment l’ancien amant de sa femme, mettant l’idée de création et d’interprétation au coeur du récit. 

 A moins d’avoir la nouvelle sous les yeux, il est difficile de deviner d’emblée ce qui figurait dans le texte original et ce qui a été ajouté par le réalisateur. Le ton propre aux romans de Murakami est bien là, et les nouvelles péripéties se fondent plutôt harmonieusement dans le récit de départ, dont ils respectent l’esprit et les intentions.

L’un des plus grands défis a probablement été pour Ryusuke Hamaguchi de se couper de la facilité de la voix-off. En tant que lecteur, on a le sentiment d’être dans les pensées de Kafuku, qui nous sont livrées sans détour par un narrateur omniscient. Dans le film, il n’est pas possible pour le spectateur de connaître le personnage de l’intérieur, ni d’avoir accès à ses motivations ou à ses émotions. Il nous demeure au contraire toujours un peu opaque, presque en retrait, et comme témoin extérieur de sa propre vie.

L’une des nuances importantes est notamment dans cette apparente passivité : par exemple, ce n’est pas lui qui cherche à mieux connaître l’amant de sa femme, mais le jeune homme qui recherche de lui-même sa compagnie. Ce dernier a d’ailleurs plus de relief que dans le livre, où il n’était qu’un figurant. Même chose pour Misaki, la chauffeure, qui gagne en ampleur et en profondeur. Elle apparaît désormais de manière plus marquée comme une sorte de double du personnage principal, avec lequel elle partage le poids et la culpabilité d’une expérience traumatisante passée. 

Drive my car s’avère ainsi une fresque intimiste qui oscille entre des situations véritablement romanesques et des plages plus introspectives, le tout ponctué par des extraits de la pièce Oncle Vania de Tchekhov sur laquelle travaille Kafuku. La référence, déjà présente chez Murakami, n’a rien d’anodine, et certaines répliques (notamment la tirade finale) semblent être un commentaire direct de l’intrigue. C’est ainsi que Ryusuke Hamaguchi transpose les assertions du narrateur omniscient de Murakami : en s’offrant les mots, bouleversants, du dramaturge russe, qui résonnent comme autant d’échos aux émotions douloureuses des protagonistes, seuls avec leurs questions sans réponses et leurs regrets, voire leurs remords, mais aussi une certaine forme d’espoir abstrait. 

Les êtres entrent et sortent d’ailleurs du récit, et donc de la vie de Kafuku, comme des personnages de théâtre, illustrant l’idée de relations éphémères et fragiles, parfois ambigües, souvent complexes, qui amènent autant de douleur que de satisfaction mais qui, surtout, demeurent un mystère. Lors d’une séquence nocturne presque hallucinée, l’un des protagonistes souligne l’impossibilité de jamais connaître l’autre, et affirme que l’unique manière d’y parvenir est de sonder son propre cœur. Malgré l’évidence du constat, ce passage magnifique cristallise l’alchimie à l’oeuvre dans Drive my car : la puissance de la parole, l’alcôve idéale de la voiture comme réceptacle des confidences et des élans sincères, le désir toujours renouvelé de combler l’espace minuscule mais infranchissable qui nous sépare des autres êtres humains. 

C’est aussi le point de convergence indéniable entre l’œuvre du réalisateur et celle de l’écrivain dont il s’inspire, et à qui est d’ailleurs en grande partie empruntée cette tirade. Le spectateur lui aussi devra sonder son propre cœur pour avoir une connaissance intime des principaux protagonistes, sans poser sur eux de jugements à l’emporte pièces. C’est en cela que réside toute la beauté du film : laisser à chacun sa part d’ombre et de lumière. 

Tout est donc suggéré, induit par une mise en scène qui prend le temps de laisser respirer chaque séquence, de permettre au spectateur de se laisser porter par son rythme parfois inégal, ses apparentes digressions, ses personnages secondaires (notamment le magnifique personnage de l’actrice muette). Au contraire de la nouvelle, il ne s’agit pas d’aller droit au but, de livrer une histoire « clefs en mains », avec une conclusion toute prête. Il fallait que les protagonistes nous hantent et que leurs interrogations résonnent avec les nôtres. Comme les acteurs de la pièce qui parlent des langues différentes mais partagent une émotion commune. 

Quelques mois seulement après son Ours d’argent à Berlin pour Contes du hasard et autres fantaisies, Ryusuke Hamaguchi continue ainsi de creuser le sillon d’une oeuvre intimiste qui sonde les âmes et ausculte les éléments invisibles et mystérieux qui relient les êtres. Son cinéma est tantôt impalpable et énigmatique, tantôt presque transparent, avançant ainsi de symboles en échos, comme un faisceau d’idées, de pensées et d’émotions gravitant les unes autour des autres. Là encore le parallèle avec Haruki Murakami est criant, qui nous laisse à la fin de chacun de ses livres avec le sentiment d’avoir découvert quelque chose d’important sur le monde, sans être capable pourtant de le définir totalement. 

Fiche technique
En sélection officielle, compétition
Drive my car de Ryusuke Hamaguchi (Japon, 2021)
Avec Hidetoshi Nishijima, Tôko Miura... 2h59
Sortie le 18 août 2021