On a tout d’abord cru à une inversion des prix. Mais non, c’est bien La Traversée de Florence Miailhe qui reçoit une mention de la part du jury du 60e Festival d’Annecy alors que Flee de Jonas Poher Rasmussen est distingué du Cristal du meilleur long métrage. Peu importe : dans nos cœurs, cela restera l’inverse, tant le film de Florence Miailhe nous a transporté et convaincu, à la fois par sa splendeur visuelle, sa tonalité onirique et son propos intime.
Film-somme sur la douleur de l’exil, ce grand-oeuvre magistral nous entraîne dans une réalité alternative (zone géographique imaginaire et époque non définie) qui ramène à la fois aux pires exactions du passé (pogroms, génocides) et aux drames les plus contemporains (passeurs, exploitation, incarcérations). Jetés sur la route par les persécutions dont est victime leur peuple, Kyona et Adriel, un frère et une soeur pré-adolescents, sont séparés de leurs parents, et contraints de cheminer seuls pour trouver refuge de l’autre côté de la frontière.
Leur voyage est construit comme un conte, durant lequel ils rencontrent tour à tour des figures d’ogres et de monstres, ou au contraire de fées et de bons génies. Chaque étape possède sa propre identité visuelle, qui accentue la beauté du film. Certains chapitres sont ainsi très colorés, presque sensuels, tandis que l’un des plus émouvants passages est au contraire dans un camaïeu de blancs et de gris, parenthèse apaisée et sensible au coeur de l’hiver et de la forêt.
Un conte aux nombreux niveaux de lecture
La technique utilisée par Florence Miailhe, de la peinture animée directement sous la caméra, permet de donner au film à la fois la texture et les couleurs du souvenir, qui parfois se brouillent, ou au contraire embellissent la réalité. Un jeu de métamorphose d’une grande beauté crée ainsi des séquences oniriques dans un récit certes métaphorique, et qui laisse le pire hors champ, mais qui pour autant n’édulcore pas la dureté de la situation et la menace permanente qui plane sur les personnages. Comme tout conte, La Traversée propose ainsi plusieurs niveaux de lecture, dont un qui renvoie très directement à une actualité dont les images hantent le film en plus de nos esprits : bateaux de réfugiés surchargés, camps de « rétention » inhumains, trafics sexuels…
Malgré tout, le film est une démonstration magistrale du refus du simplisme ou du manichéisme. Les personnages, par exemple, sont infiniment plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord. Le monde n’est ni blanc ni noir, il est gris, déclare la patronne du cirque dans lequel trouvent momentanément refuge les deux enfants, et qui elle même oscille entre héroïsme et exploitation.
Iskander, le jeune homme qui les prend sous sa protection au début de leur périple, et dont est secrètement amoureuse Kyona, évolue lui aussi quelque part sur cette échelle de gris, se livrant à toutes sortes de transactions et de trafics pour obtenir la protection des puissants. Il est le pur produit de la situation qu’il traverse, et qui l’a définitivement transformé, pour ne pas dire abîmé.
Enfin, ce qui achève de nous bouleverser, c’est la part très intime du film. Cela passe bien sûr dans le fait de rester au plus près des personnages et d’entrer dans leur intimité, y compris dans l’évolution du personnage féminin qui traverse, en plus du continent, la frontière symbolique entre l’enfance et l’adolescence. Mais c’est aussi palpable dans le choix de rattacher le film au passé familial de Florence Miailhe, dont la grand-mère ukrainienne a fui les pogroms avec ses 10 enfants.
Des touches de réalité dans la fiction
C’est donc la voix de la réalisatrice qui ouvre le film, interprétant avec une immense justesse et beaucoup d’émotions Kyona âgée, se souvenant de cet épisode marquant de sa vie. Dans ce que l’on devine être son atelier, le personnage feuillette un carnet de croquis qui sont ceux de la propre mère de Florence Miailhe. Par petites touches, le passé se fond alors dans le présent et la réalité dans la fiction, pour faire le lien entre ces millions de destins sans cesse rejoués, et qui se concluent tous sur la même note : l’espoir fou, durant toute une vie, de voir réapparaître ceux qui ont disparu sur les routes, ou sur les mers.
Étonnamment, Flee de Jonas Poher Rasmussen est parfaitement complémentaire de La Traversée, puisqu’il semble en raconter la suite : ce que deviennent les réfugiés lorsque le voyage s’arrête. Cette fois, il ne s’agit plus d’un conte, mais d’un témoignage réel, fort et poignant, qui donne la parole à Amin, un jeune réfugié afghan qui a dû refouler tout un pan de sa vie pour gagner sa liberté.
Son récit est fort, fait sur un mode émotionnel, et accompagné d’une animation relativement classique. Le film s’attache à ressembler le plus possible à un documentaire, en reconstituant notamment le tournage, et en « filmant » face caméra les propos du personnage. Il est ensuite construit comme une succession de flash-backs racontant de manière chronologique le parcours du jeune homme, et entrecoupés de passages qui montrent sa vie aujourd’hui. En contrepoint, on entend en voix-off ses échanges avec le réalisateur ainsi que les commentaires de ce dernier, et on entre peu à peu dans son intimité actuelle.
Libération de la parole
Car au-delà du parcours extrêmement dur d’Amin pour trouver refuge au Danemark, Flee raconte en parallèle le lent processus de libération de la parole qui lui permet de confier son histoire, ainsi que la carapace qu’il a dû se forger pour survivre. Là encore, le film ausculte les traumatismes liés à son parcours de réfugié et son désir d’être digne des efforts qu’a fait toute sa famille pour le sauver, quitte à s’oublier lui-même.
Assez fin dans sa construction, qui fait la part belle aux ellipses et privilégie la perspective et la distance sur le mélodrame, Flee dit beaucoup sans être appuyé, et va également à l’encontre de nombreux clichés, notamment sur la famille afghane d’Amin. C’est à la fois un témoignage personnel délicat et touchant, et un rappel tristement actuel de ce que signifie le fait de fuir son pays pour trouver une vie meilleure, entre mauvais traitements, dangers permanents et lâcheté hypocrite du droit européen. Peut-être est-ce là le plus triste, constater que si les choses ont changé depuis les années 90, c’est surtout en pire.
C’est pourquoi il faut souligner l’opiniâtreté des jurés qui ont osé récompenser dans le palmarès deux films s’emparant frontalement du sujet de l’exil et des migrations, sans craindre un potentiel effet doublon. Ils ont d’ailleurs été d’une constance absolue en couronnant d’un prix du jury un film qui parle lui aussi d’exil, quoi sur un mode très différent : Ma Famille afghane de Michaela Pavlatova, dans lequel une jeune femme tchèque choisit par amour de s’installer à Kaboul dans les années 2010 (lire notre critique ici). Loin des clichés, avec humour et tendresse, le film tisse un lien entre la société afghane et nos sociétés occidentales, montrant qu’elles ont souvent plus en commun qu’on ne le croirait. Et sans doute est-ce la constante entre les trois films distingués par le jury : insister sur la part d’humanité qui est la même en chacun de nous, d’un bout à l’autre du monde, et ce quelles que soient les époques.
Fiche technique La Traversée de Florence Miailhe (2020) Sortie française : 29 septembre 2021 Avec les voix de Emilie Lan Dürr, Florence Miailhe, Maxime Gémin, Arthur Pereira, Serge Avedikian, Jenny Bellay... Flee de Jonas Poher Rasmussen (2020) En attente d'une date de sortie ou de diffusion