Cannes 2021 | Et Titane valut de l’or

Cannes 2021 | Et Titane valut de l’or

Dès sa première projection cannoise, nous annoncions Titane comme l’ovni de ce 74e Festival de Cannes. Nous ignorions alors qu’il allait également marquer l’histoire du festival en remportant la Palme d’or.

A l’issue d’une cérémonie rocambolesque et chaotique qui a vu le président Spike Lee spoiler dès l’ouverture le titre du grand gagnant de la compétition, le deuxième long métrage de Julia Ducournau remporte en effet la récompense cannoise suprême, portant au nom de deux le nombre de réalisatrices palmée d’or pour un long métrage. Si l’on tient à ergoter, on notera qu’il s’agit également du premier titre « en solo », puisqu’en 1993, Jane Campion, récompensée pour La Leçon de piano, avait partagé la palme avec Adieu ma concubine de Chen Kaige.

Si, depuis la clôture, le choix des jurés fait couler autant d’encre que de venin, les raisons n’en sont pas purement cinématographiques, loin s’en faut. Il faut être d’une mauvaise foi prodigieuse pour ne pas reconnaître que Titane, qu’on l’aime ou non, fait une proposition cinématographique forte, sur le plan narratif comme esthétique, et interroge à la fois ce qu’est le cinema en 2021, et ce que cela signifie d’être humain, à savoir un être pensant enfermé dans une enveloppe corporelle sur laquelle il a peu de prise.

La question du corps et de ses représentations est évidemment centrale dans Titane. Un corps contraint, abîmé, magnifié, nié, accaparé. Un corps objet et un corps instrument. Un corps que l’on peut essayer de modeler ou de transformer mais qui semble doué d’une volonté propre. Un corps ennemi avec lequel il est de plus en plus difficile de composer. Julia Ducournau s’empare d’un genre ancien, le body horror ,dont certains chercheurs font remonter l’origine au roman Frankenstein de Mary Shelley, pour aborder des préoccupations fortes des sociétés contemporaines, liées aux injonctions des représentations masculines et féminines et à la fluidité revendiquée des genres. 

Elle le fait sans chercher à plaire à tout prix, ni en s’excusant d’être là. Et c’est vrai, elle divise : les amateurs de cinéma horrifique trouvent le film trop sage, les autres restent sous le choc d’une première demi-heure au déferlement de violence presque gratuit et parfois insoutenable. Mais certains semblent parfois lui faire de faux procès : on lui reproche un basculement déroutant en cours de récit, quand c’est justement ce qui fait sa singularité, et tire le film vers une autre forme de narration ; on s’étonne de son apparente absence de morale, qui permet pourtant d’avoir une lecture moins naïve de la deuxième partie et de son dénouement ; on fustige son esthétisme ostentatoire, quand cela participe à l’affirmation d’un langage cinématographique visuel et métaphorique qui lui soit propre.

Bien sûr, Titane n’est pas exempt de défauts : les fameuses « imperfections » relevées par la réalisatrice elle-même, nous séduisent finalement plus que d’autres films bien léchés, mais d’un académisme déprimant. Titane, lui, est un film de recherche, qui suit des intuitions, expérimente des procédés, joue à fond la carte du dispositif et du concept. On a le droit de le trouver épuisant, de s’ennuyer, ou de grincer des dents devant certaines ruptures de ton particulièrement osées, certaines envolées grotesques, certains effets faciles. Comme toujours, il est impossible d’aller contre ses émotions. Pourtant, si l’on aime le cinéma, comment ne pas trembler d’excitation devant cette cinéaste qui délaisse les chemins (re)battus pour suivre sa propre voie, quitte à parfois déraper, et ne cesse, depuis sa découverte à la Semaine de la Critique en 2011 avec le court métrage Junior, de penser le cinéma comme un art contemporain, en perpétuelle quête de nouveaux motifs ?

Il semble d’ailleurs que Julia Ducournau ait en partie réussi le pari de ne jamais aller exactement là où l’attendait, empêchant le spectateur de tomber dans le ronronnement confortable d’un récit balisé, qu’il s’agisse de suivre les pérégrinations d’une tueuse en série ou les retrouvailles ambigües entre un père et son fils. On lui en veut, parfois, de ne pas nous montrer ce que l’on aurait eu envie de voir. Mais c’est de cette tension que naît la force de Titane, oeuvre déconcertante qui ne se contente pas de livrer un regard féministe et contemporain sur le monde, mais tente de penser une réconciliation possible entre les pères et les filles, entre les écorchés de la vie et leurs écorcheurs, et surtout entre les « monstres », si joliment vantés par la réalisatrice lors de la réception de son prix, et eux-mêmes.

Sans doute le propos n’est-il pas neuf, et le cinéma n’a pas attendu Titane pour se délecter des personnages de monstres. Mais est-ce une raison pour rejeter en bloc un film qui apporte une pierre si troublante à l’édifice des cauchemars cinématographiques ?