Il y a un fond d’air inquiétant, et même un fond d’Eire troublant. Les Banshees d’Inisherin, le nouveau film de Martin McDonagh, prolonge à la fois son exploration de la folie humaine (qui mène souvent à la vengeance) de Bons baisers de Bruges, Seven Psychopaths et Three Billboards Outside Ebbing, et semble naviguer dans les mêmes eaux que les récents R.M.N. et As Bestas, avec une tension mettant les nerfs à vif et une violence muette et néanmoins réelle.
Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des bêtes, aussi bien dans le sens animal qu’idiot. L’Irlande n’est pas un pays d’hommes tranquilles. Au contraire, les mâles sont intranquilles. Dans un patelin, sur une île, aux confins de l’Europe, à l’écart de la guerre civile qui ravage leur pays, tout le monde se connaît. Le pub est une salle commune. L’épicerie, un refuge des cancans. De quoi être rapidement dépressif, à l’instar de tous les personnages.
C’est justement une grosse dépression qui tombe sur ce bout de terre verdoyante. Un orage aux répercussions inattendues. Lorsque Colm (Brendan Gleeson, toujours aussi magnifique impressionnant de justesse) décide de consacrer son temps à la musique et à ne plus bavasser futilement avec son ami Padraic (Colin Farrell, qui trouve ici l’un de ses plus grands rôles et livre l’une de ses interprétations les plus subtiles), c’est un cataclysme qui s’abat sur leur communauté.
Le choix de l’un et l’incompréhension de l’autre vont entraîner une défiance aussi extrême que cruelle qui fait écho à tous ces conflits, de la rivalité entre voisins à la virilité mal placée entre deux chauffards, en passant par une guerre déclenchée sur un simple prétexte fallacieux ou un divorce sans explication.
Au-delà de la métaphore, Les Banshees d’Inisherin nous emballe dans sa spirale infernale grâce au charisme des personnages hauts en couleur, à une image somptueuse de Ben Davis, une musique délicate de Carter Burwell et un scénario admirablement écrit.
Il faut bien un britannique comme McDonagh pour nous faire traverser ce récit imprévisible en partageant une empathie réelle pour les deux frères ennemis, une succession d’émotions diverses, de la mélancolie à l’effroi, de l’angoisse à la tendresse. Bourré de tendresse, non dénué d’humour, accentuant les caratères bien trempés, le film en devient émouvant malgré l’atrocité des situations ou des révélations.
Cette efficacité et cette méticulosité dans l’écriture en fond un de ces drames humains profondément attachant. Et surprenant. Parce qu’il est impossible de connaître l’issue de ce duel psychologique entre ces deux hommes, qui se laissent envahir par une détestation irrationnelle, Les Banshees d’Inisherin sombre dans une folie où la « sorcière » en devient presque la seule habitante « normale ». Avec la sœur de Padraic, Siobhan (Kelly Condon, impeccable), érudite et cartésienne, qui se demande bien ce qu’elle a fait pour mériter autant de douleurs et de frustrations. Pour le reste, entre un policier ultra-violent et incestueux, son fils un peu bêta mais rêveur (Barry Keoghan, génial), un barman médiateur, une épicière invasive et des animaux circonspects devant ces humains bien étranges, personne n’est là pour rattraper l’autre et sauver ce trou paumé du désastre.
Le vent se lève et la raison part à la dérive. Martin McDonagh signe une fois de plus une œuvre qui décrit l’humain comme intrasèquement psychotique, prêt à tout pour réclamer son dû : que ce soit la justice ou l’amitié.
Et si l’injustice est omniprésente, voire révoltante (mais tout se sait, parole d’ivrogne, et tout se paye, parole de sorcière), ce qui frappe avec ce drame amical c’est bien l’intersection avec le film Bons baisers de Bruges, pépite noire de 2008, où, déjà Farrell et Gleeson campaient respectivement deux amis respectivement agacé et dépressif. En changeant de décor, d’époque (nous sommes là en 1923) et de tonalité, le cinéaste montre une nouvelle fois que les erreurs, les malentendus et les obsessions de l’Homme peuvent le pousser à se trahir et à trahir, à rompre un pacte tacite, jusqu’à l’entraîner sur la pente dangereuse du crime impardonnable. Le chemin vers la paix est loin d’être facile quand l’égo et l’orgueil découpent à la tenaille ce qui reste de sentiments et brûle ce qui reste d’humanité…
C’est là toute la beauté du film. En sortir apaisé et touché par une histoire simple et aussi vieille que celle d’Abel et Caïn.