Berlinale 2023 : Suzume, La Sirène et White plastic sky remettent l’animation au centre du cinéma

Berlinale 2023 : Suzume, La Sirène et White plastic sky remettent l’animation au centre du cinéma

En ayant lieu trois mois avant Cannes, la Berlinale est bien obligée de composer avec cette pieuvre tentaculaire qui n’a de cesse que de capter le meilleur du cinéma mondial – et surtout possède le pouvoir d’y parvenir. On le sait, si un film plait à Thierry Frémaux, le patron de l’Officielle, il peut être préempté des mois à l’avance – sans parler des cinéastes qui ont une place attitrée dans la sélection, quelles que soient les circonstances. Pas facile, donc, de tirer son épingle d’un tel jeu sans donner l’impression de montrer des films de second choix, ou des recalés de la croisette – cru 2022. 

Traditionnellement, le festival allemand s’en sort en misant moins sur les premières prestigieuses et les paillettes sur tapis rouge (même si Kirsten Stewart en présidente du jury est une excellente prise) que sur l’exigence, l’audace, voire la radicalité. Il lui suffit même juste, parfois, d’aller chercher les bons films dans les champs cinématographiques négligés, pour ne pas dire méprisés, par son encombrant concurrent. 

C’est ainsi que cette année, l’animation se fait la part belle dans les différentes sections du festival, y compris en compétition, où deux longs métrages concourent pour l’Ours d’or. Le plus beau, c’est que si l’un des deux gagnait cette récompense suprême, ce ne serait même pas une première : Le Voyage de Chihiro d’Hayao Miyazaki) l’avait précédé en 2002. 

Bien sûr, d’autres cinématographies trouvent plus facilement leur place à Berlin  que dans d’autres grands festivals généralistes : les premiers longs métrages, les documentaires, les films expérimentaux. Mais si l’on se penche plus particulièrement sur le cas de l’animation, c’est qu’il a pu, souvent, faire figure de parent pauvre, voire franchement de mal aimé, dans le monde en général, et à Cannes en particulier, où de très grands films ne trouvent parfois même pas un strapontin dans l’une des innombrables séances spéciales (au contraire du cinéma documentaire). 

Rappelons que Miyazaki n’a jamais été sélectionné à Cannes (hormis à Cannes Classic pour Nausicaä). On garde malgré tout espoir que son dernier film vienne changer la donne… On peut rappeler aussi que Cannes est passé à côté des longs métrages de Jean-Francois Laguionie et de Florence Miailhe (alors que le festival avait pourtant montré certains de leurs courts), a snobé Alain Ughetto, Alberto Vazquez, Anca Damian… et semble ne jamais avoir entendu parler de Félix Dufour-Laperriere, pour ne citer que quelques noms parmi d’autres.

On ne peut donc que saluer les choix de programmation de cette 73e édition de la Berlinale en revenant arbitrairement sur trois des longs métrages d’animation sélectionnés. 

Suzume de Makoto Shinkai, la Japanim’ au plus fort de son classicisme

En compétition, marchant sur les pas de son compatriote (et modèle ?) Miyazaki, Makoto Shinkai présente Suzume, l’histoire d’une lycéenne entraînée malgré elle dans des phénomènes surnaturels provoquant des tremblements de terre. Le cinéaste y combine les ingrédients qui ont souvent fait son succès : une héroïne adolescente marquée par un lourd traumatisme d’enfance, une histoire d’amour chaste, des éléments fantastiques, de l’humour potache, une animation techniquement irréprochable et un romantisme exacerbé. Sans oublier une chanson finale qui reste dans la tête, façon bluette pop. Sans doute cherche-t-il à répondre aux attentes de son public sans l’obliger à sortir de sa zone de confort, et on aurait du mal à le lui reprocher.

Il est par ailleurs vrai que, dans son registre, le film a des aspects séduisants : la relation de Suzume avec la tante qui l’a élevée, l’existence d’un au-delà sur lequel sont ouvertes certaines portes, le mystérieux Souta qui est chargé de refermer ces portes… Mais comme s’il ne faisait pas confiance à son scénario – ou à l’intelligence du spectateur, c’est selon – Makoto Shinkai multiplie les explications, les scènes qui se répètent. Les dialogues, notamment, paraissent tantôt superflus, tantôt redondants. C’est comme si le film se sentait obligé de nous tenir la main en permanence. Alors Suzume commente à voix haute ce qui lui arrive, lance des onomatopées pour souligner sa surprise ou sa colère, surjoue ses émotions. Le film ne nous laisse ainsi presque aucun répit, aucun espace dans lequel projeter autre chose que ce qui est à l’écran. 

On a beau savoir que le sentimentalisme exagéré fait partie intégrante du projet, cela parasite continuellement l’intrigue, qui souffre elle-même d’une forme de mièvrerie paresseuse. Il y a notamment dans le film un personnage de chat assez ambivalent, cruel et nonchalant. Or non seulement cela n’est jamais exploité ni questionné par le film, mais en plus il change brutalement d’attitude en cours de film, sans que l’on comprenne pourquoi. Il demeure ainsi des zones d’ombre sur les aspects les plus intéressants du récit, quand les autres sont surexpliqués en permanence. 

On a aussi le sentiment que les enjeux affichés n’intéressent pas vraiment le réalisateur. La question des portes sur l’au-delà, la colère allégorique de ce « ver » qui provoque des tremblements de terre, le rôle joué par les Dieux chargés de combattre le phénomène… tout cela est rapidement esquissé, pour ne pas dire passé à la trappe, au profit de ce qui – paradoxalement – semble le plus convenu : le difficile travail de deuil, les relations familiales complexes, les premiers émois amoureux. Or, sur ces sujets, le film ne tient pas non plus un discours particulièrement singulier ou brillant, et reste dans un registre très attendu. Tous les aspects un peu saillants de l’intrigue (l’ambivalence de la tante qui a le sentiment qu’on lui a volé sa vie, le sacrifice de Souta pour empêcher la dévastation de Tokyo) sont ainsi méticuleusement évacués, voire « réparés » par le récit, pour ne garder qu’une histoire joliment racontée, qui favorise une approche délibérément positive du monde.

La Sirène de Sepideh Farsi, un conte sensible sur la vie en temps en guerre

La Sirène, le premier long métrage d’animation de la réalisatrice Sepideh Farsi, était lui présenté en ouverture de la section Panorama. En 1980, Abadan, capitale pétrolière de l’Iran, est assiégée par l’armée irakienne. Omid, âgé de 14 ans, a refusé de fuir tant qu’il en était encore temps, dans l’espoir de voir revenir son frère parti au front. Se retrouvant par un concours de circonstances chargé d’apporter le ravitaillement en différents lieux de la ville, il découvre les coulisses de la résistance et nous emmène à la rencontre de toute une galerie de personnages singuliers, aux personnalités bien trempées.

Le film raconte ainsi le quotidien de la guerre, avec ses bombardements incessants, ses quartiers en feu et ses innombrables victimes, mais aussi l’immense force de vie qui anime ceux qui la subissent, et dont l’existence ne peut se résumer à attendre la mort. On est donc dans un récit parfois frontal sur les réalités d’un pays en guerre (notamment lorsqu’Omid découvre les centaines de corps réunis à la morgue) et en même temps très soucieux de capter une autre réalité, qui est celle des habitants contraints de composer avec la situation. C’est cette dualité qui est au coeur de La Sirène, et permet à Sepideh Farsi de proposer une intrigue qui oscille entre le récit historique, ancré dans des faits réels, et le conte qui autorise l’évasion. À travers les déambulations d’Omid, elle dresse aussi la cartographie d’une ville pleine de contrastes et d’histoires à raconter. Cette approche sensible, via les lieux, les individus et les points de détail (comme ce personnage qui a recueilli des dizaines de chats errants, cette ancienne star qui n’a plus le droit de chanter, ou la ferveur commune autour de l’animé Goldorak, qui apporte chaque jour un moment de répit ) lui évite toute forme de pathos, ou de discours à l’emporte-pièces.

La mise en scène, ample et précise, participe de ce portrait sensible d’un territoire et de ses habitants. Sepideh Farsi choisit le meilleur angle de vue pour chaque scène, n’hésitant pas à varier les échelles de plan et les mouvements de « caméra » qui s’élargissent sur la ville, filment à distance, en plongée, les innombrables corps qui convergent vers la morgue, ou au contraire s’approchent avec empathie au plus près des corps et des visages. Visuellement, le choix des larges aplats de couleurs qui constituent les personnages accentuent l’imagerie du conte, de même que les décors, riches mais souvent stylisés, se démarquent de tout naturalisme – ou de toute « imitation » terre-à-terre de la réalité. C’est d’ailleurs aussi ce que l’on pourrait rétorquer à ceux qui critiquent la fluidité de l’animation : ce n’est pas une quelconque perfection technique qui est recherchée ici, mais une forme d’expression qui ne soit ni frontale, ni mièvre, pour raconter malgré tout avec justesse une expérience par essence impossible à partager.

White plastic sky, un récit de science fiction ambitieux et inspiré

Le premier long métrage du duo hongrois Tibor Banoczki et Sarolta Szabo (en section Encounters) pose dès son synopsis les bases de son ambition : dans un futur proche où les sols, contaminés, ne peuvent plus être cultivés, c’est le corps humain qui sert de terreau fertile pour faire pousser les plantes nécessaires à la survie de l’espèce. Chaque individu doit donc faire don de son corps à la collectivité à son 50e anniversaire. Dans la ville de Budapest, qui subsiste au milieu du désert, automatisée et protégée par un dôme, les habitants vivent ainsi dans une urgence permanente, avec la conscience aiguë de leur propre finitude.

Passons sur le fait que le postulat de départ – l’impossibilité de faire pousser quoi que ce soit dans des sols contaminés par la pollution – soit l’un des scénarios crédibles pour l’avenir de la planète. Ce qui est absolument passionnant avec White plastic sky, c’est qu’il s’empare à bras le corps de son sujet et ne cède jamais à la tentation de faire de ce futur apocalyptique un simple contexte. Certes, c’est une histoire d’amour qui est au centre du film (Stefan veut sauver sa femme, Nora, qui s’est fait implanter volontairement). Mais on a le sentiment que c’est au contraire cette intrigue romanesque qui est un prétexte pour nous emmener à la découverte des « plantations » humaines, comprendre le cycle de ces nouvelles cultures, et réfléchir à l’avenir d’une civilisation qui serait amenée à de telles extrémités.

Visuellement, le film est un mélange de personnages rotoscopés et de décors d’une beauté à couper le souffle, servis par une mise en scène qui mise tout sur le gigantisme et la démesure, à l’image de cette mégalopole terrifiante édifiée sur le sacrifice continuel de ses habitants. Certains mouvements de « caméra » sur la ville (notamment lorsqu’on la découvre dans tout son gigantisme) donnent littéralement le vertige. La beauté des lieux (puis, plus tard, celle de l’ « extérieur ») contraste à la fois avec la situation mortifère et avec l’organisation glacée de cette société extrêmement automatisée, dans laquelle, paradoxalement, personne ne semble réellement se révolter. Même le personnage principal veut sauver son épouse, parce qu’elle a devancé l’implantation obligatoire, et non par rejet d’un système dont il est très largement le défenseur.

La grande intelligence du scénario est de nous immerger totalement dans ce système (il ne nous épargne rien de la « visite guidée » de la plantation, consistant en des milliers de corps « implantés » accrochés les uns à côté des autres, à perte de vue) et de nous obliger à le regarder en face, mais aussi de réfléchir à une autre voie. La quête de Stefan se mue donc assez rapidement en une errance plutôt dépouillée, qui évite tout effet frénétique ou haletant, car basée sur le cheminement intérieur des personnages et non plus sur des enjeux traditionnels de films d’action. En gardant cette ligne jusqu’au dénouement, Tibor Banoczki & Sarolta Szabo signent un grand film de science fiction, dans la pure lignée d’une tradition (principalement littéraire) qui n’a jamais eu peur d’imaginer la fin du monde tel que l’on connaît.

Trois films, trois univers, trois styles visuels (d’autres encore ont été présentés pendant le festival, comme celui de Liu Jian, Art college 1994 ou A greyhound of a girl d’Enzo Dalo). Trois propositions de cinéma qui remettent l’animation à sa place : au centre, côte-à-côte avec les autres films, sans distinction de forme ni d’esthétique.