Cannes 2023 | L’innocence (Monster) : Les monstres imaginaires d’Hirokazu Kore-eda

Cannes 2023 | L’innocence (Monster) : Les monstres imaginaires d’Hirokazu Kore-eda

Cinq ans après sa Palme d’or pour l’hypersensible Une affaire de famille, Hirokazu Kore-eda revient au Japon après un détour par la France (La vérité) et la Corée du sud (Les bonnes étoiles). Le cinéaste japonais poursuit son observation sociologique de la famille, sous toutes ses formes.

Monster est un film à plusieurs visages. Côté pile, on peut se laisser prendre au jeu du réalisateur, qui signe un scénario habile et use d’un découpage manipulateur. Du moment où un immeuble prend feu, et jusqu’au jour où un typhon s’abat sur la ville, une même histoire va nous être racontée à partir de trois angles différents. Trois versions pour comprendre une vérité au milieu d’un tissu épais de rumeurs et mensonges. De quoi entretenir un vrai suspense, tout en dépeignant des individus impuissants face à une société aux conventions surrannées.

Côté face, on peut aussi reprocher à ce dispositif en triptyque d’alourdir et d’allonger un récit surchargé de sujets jusqu’à diluer l’enjeu. En nous baladant du point de vue d’une jeune mère, veuve et combattive, à celui du jeune professeur incriminé, qui refuse de se plier aux injonctions de sa hiérarchie, on passe pendant les deux tiers du film à côté du seul angle qui sert de matrice au film : la difficulté de deux enfants différents à s’épanouir dans ce monde injuste.

Monster est un mélodrame presque réussi, à l’épilogue tragique et lumineux, mais piégé par ses artifices narratifs. Comme ce titre qui évoque quelque chose d’horrifique, alors qu’il n’est qu’un jeu d’enfant. « C’est qui le monstre ? » se joue comme un pictionnary. Mais ici la question peut-être posée à chacun : Est-ce la directrice de l’école, dévastée par un deuil dont elle est responsable (tout en envoyant son mari à sa place?) ? La société japonaise qui préfère le pardon et l’expiation publique pour mieux cacher ses problèmes sous le tapis ? Ce professeur qui aurait frappé, bousculé et insulté un élève? Ces camarades de classe qui humilient en permanence le plus faible d’entre eux ? Le père de ce dernier, ivrogne et brutal ? Ou les deux enfants présentés comme des victimes et qui ne seraient peut-être pas des anges ?

« Je serai jamais comme papa »

Car quelque chose cloche chez ces deux gamins, qui se trouvent une connivence à travers leur différence. Si on peut croire que leur solitude (et le manque du père) les réunit, c’est en fait une amitié amoureuse qui les unit.

Fact-checking compliqué

En s’attaquant au harcèlement scolaire et à l’homosexualité refoulée, Hirokazu Kore-eda aborde deux sujets tabous au Japon (et maltraités dans la plupart des pays). De même, en optant pour une mère célibataire indépendante et un professeur qui sort avec une hôtesse de bar, il déplace sa caméra vers ceux qui ne sont pas dans la norme de la société nippone. Les marginaux l’intéressent toujours plus que ceux qui, en apparence, se soumettent aux codes et aux règles d’un système déshumanisant, broyeur de conscience.

Pas surpenant alors que chacun perde ses nerfs et mette en danger sa santé mentale. Dépression, tentative de suicide, violence défoulatoire : le film met à l’épreuve ses personnages. Qui croire dans une affaire comme celle-là où les faux-semblants, les infox, les rumeurs, les mensonges, la réputation, l’honneur même, l’emportent sur la réalité et les faits?

« Ce qui s’est passé n’a aucune importance »

En pariant sur la mémoire du spectacteur, le cinéaste passe ainsi d’une partie à l’autre sans nous perdre, remontant le temps, amenant un autre angle de vue pour une même scène, ajoutant une séquence à la chronologie des événements.

Le film déroule ainsi des indices qui nous font douter. Au fil des versions, un trouble s’installe, menaçant les certitudes que nous avions construites. Finalement, peu importe qui est coupable (ou innocent), c’est bien la mécanique d’un système, cette réaction en chaîne, qui conduit tout le monde au bord du précipice. Hélas, cela ne nous révolte pas plus que ça. Hirokazu Kore-eda préfère montrer de l’empathie pour chacun des « monstres » plutôt que de les mettre face à leurs responsabilités.

Il faut évidemment patienter jusqu’à la dernière partie pour saisir tout ce qui se tramait réellement. Soit les événements vus et vécus par Minato (Soya Kurokawa, fascinant d’ambiguïté), qui contient sa colère, et Eri (Hinata Hiiragi, impeccable), qui encaisse sans rien dire. C’est sans doute le chapitre le plus touchant et la plus tendre. Le film s’approche même de la fable, impression que renforce l’épilogue métaphorique.

Une fois toutes les vérités révélées, y compris le secret qui les lie et les tourmente, après tant d’imprévisibilité, Monster n’a plus trop d’échappatoire. On peut regretter que le cinéaste n’ose pas assumer la part de tragédie et de douleur du film. Reste le goût amer de destins gâchés par la simple intolérance des uns et les fautes des autres. Et la douce mélodie de Ryuchi Sakamoto, lui aussi parti de l’autre côté du tunnel…