Black moon, étrange pépite expérimentale pour clore la rétrospective consacrée à Louis Malle

Black moon, étrange pépite expérimentale pour clore la rétrospective consacrée à Louis Malle

Lancée en novembre dernier, la rétrospective Louis Malle, gentleman provocateur, trouve sa conclusion dans les salles françaises depuis mercredi dernier, avec la ressortie de 4 films « américains » : Black moon, Atlantic city, My diner with André et Vanya 42e rue, toujours sous la houlette de la société de distribution Malavida. L’occasion de se pencher sur des oeuvres moins connues du réalisateur des inoubliables Ascenseur pour l’échafaud et Vie privée.

Black moon est probablement le plus étrange et le plus volontairement expérimental. Encensé par Bertrand Mandico, et d’une liberté totale, c’est le premier film en langue anglaise de Louis Malle, tourné en 1975, après la sortie polémique de Lacombe Lucien, et avant son installation aux Etats-Unis. En ouverture, un texte court nous donne la seule explication dont on aura besoin : « Ce film ne s’adresse pas à votre sens logique« , dit-il. « Il vous décrit un autre monde, à la fois familier et différent. Comme vos rêves. Entrez dedans, avec votre émotion, avec vos sens. Laissez-vous emporter, c’est un voyage que je vous propose. »

Et ainsi prévenu, on se laisse porter par les aléas d’un récit qui cultive ostensiblement son étrangeté. C’est tout d’abord un blaireau – oui, l’animal – qui nous accueille à l’écran. On le voit aller et venir dans un champ, puis sur une route goudronnée, menant ses occupations de blaireau, pendant un temps qui semble légèrement étiré. C’est que le sort de l’animal est scellé : il est brutalement renversé par une voiture au moment précis où l’on commençait à penser que Louis Malle s’était lancé dans le documentaire animalier immersif. On accompagne alors la conductrice de la voiture (Cathryn Harrison) dans ce qui semble une fuite effrénée, au milieu d’un territoire en guerre. Abandonnant peu à peu ses attributs (manteau, chapeau, voiture), le personnage se dépouille de tout ce qui la rattache au monde réel et concret pour pénétrer un univers fantasmagorique où qui elle est et ce qu’elle représente n’ont plus la moindre importance. 

Car passée cette première partie d’errance angoissée, le film bascule dans un étrange huis clos. La jeune femme se réfugie dans une sorte de ferme perdue au milieu de nulle part où vivent un frère et une sœur superbement androgynes (ils sont interprétés par Joe Dallesandro et Alexandra Stewart) en compagnie de leur vieille mère invalide (Therese Giehse) et d’une ménagerie impressionnante, d’un rat qui parle à une licorne qui fait de la télépathie. 

Les enjeux deviennent alors à la fois plus intimes et plus incertains. La violence du début reste à la porte de cette étrange propriété, et la guerre perd de sa consistance. A-t-elle seulement existé ? Pour autant, une autre forme d’incertitude s’abat sur l’héroïne : est-ce elle qui perd la raison, ou ceux qui l’entourent ? Comme le spectateur lui-même, le personnage essaye de raisonner avec sa rationalité dans un monde régi par d’autres règles. Elle tâtonne, et nous avec. 

Le trait, parfois, est forcé. Durant toute la partie centrale, on croit déceler dans le scénario comme dans la mise-en-scène un plaisir un poil excessif à maltraiter le personnage. Laquelle se heurte métaphoriquement à des silences et des portes fermées, déclenche des rires moqueurs, s’enlise plus elle cherche à comprendre ce qui lui arrive. Il lui faudra trouver son propre chemin (au sens propre comme figuré) pour reprendre le dessus, et s’installer lentement dans cette nouvelle réalité. Dès lors qu’elle s’y abandonne, répétant les rituels auxquels elle a assisté sans chercher à en comprendre le sens, ou au contraire en ayant parfaitement pris la mesure de leur signification profonde, son intégration est rapide, et le dénouement presque trop facile. 

On est séduit, malgré tout, par la torpeur qui s’insinue dans le récit dans son dernier tiers, à travers notamment une longue séquence musicale en forme d’apothéose, et quelques plans finaux spectaculaires.  Il plane définitivement tout au long du film une atmosphère singulière et troublante qui dévoile le désir de Louis Malle de se confronter à une narration plus déliée, reposant sur des idées visuelles fortes, des motifs qui se répètent (il y a notamment tout un lexique symbolique à travers le bestiaire qui est convoqué à l’écran) et des associations d’idées oniriques ou absurdes.

C’est une porte d’entrée inattendue dans l’œuvre du réalisateur, qui tranche incontestablement dans sa filmographie, semblant révéler une autre facette de sa personnalité, et notamment un goût certain pour la recherche et l’expérimentation, avec ce que cela peut impliquer de flottements comme de fulgurances.