Denis Villeneuve, l’artisan de l’imaginaire

Denis Villeneuve, l’artisan de l’imaginaire

Depuis plus d’un quart de siècle, le cinéaste québécois Denis Villeneuve trace son chemin dans le 7e art. Cinéaste québécois prometteur, il est rapidement passé au statut d’auteur hollywoodien, avant finalement d’être consacré comme grand réalisateur de blockbusters.

Il est né en 1967, en pleine « Révolution tranquille » québécoise, dans un bled paumé entre Montréal et Québec, au bord du fleuve Saint-Laurent. Gentilly (Bécancour) n’est pas encore le village d’une centrale nucléaire. Mais dans toute la Province, le mouvement indépendantiste monte et la culture québécoise s’affirme face à l’invasion anglo-saxonne. Son père est notaire, un peu notable, et sa mère, femme de ménage en charge de quatre gamins. Denis est l’aîné. Tranquillement il va aller à la grande ville voisine, Trois-Rivières, pour sa scolarité. Puis il migre à Montréal pour étudier le cinéma à l’université. Un parcours balisé et paisible dans une Province qui se bat pour sauver son identité culturelle alors même que le projet politique de séparatisme prend l’eau.

Le camérosaure

Il a 24 ans quand il reçoit son premier prix pour un court-métrage apocalyptique, Terre des Hommes, dans le cadre de la série « La course destination monde » de la télévision publique canadienne. On y entend la musique du Dune de David Lynch. Il faut voir son court autobiographique déluré, Sur les traces du camérosaure, réalisé à l’occasion d’une interview pour Radio Canada, pour comprendre déjà son amour de la SF et son goût pour la BD.

Il y a aussi ce regard sur la culture des autres. En 1994, il réalise un moyen métrage pour le compte de l’ONF (le CNC canadien), REW-FFWD (Reward-Flash Forward). Un voyage en Jamaïque qui commence comme un film à suspense. De cette exploration, on en tire une fois de plus son envie de se confronter à d’autres cultures, de filmer les rituels et la routine des Hommes, de fusionner plusieurs histoires en un seul récit. Un docu-fiction étrange qui se résume à ce mantra, qui sans doute le poursuivra toute sa vie : « Il faut que j’apprennne à désapprendre« .

C’est sans doute pour cela que son cinéma a varié, par petits mouvements, de genres et de dimension. Deux ans plus tard, il fait partie du collectif réalisé les segments (Le Technétium) de Cosmos 1999, sélectionné à la Quinzaine à Cannes (prix CICAE au passage). Il passe au long à la fin du siècle dernier avec Un 32 août sur la terre.

En 1998, Un 32 août sur Terre, avec Pascale Bussières et Alexis Martin, tourné dans la capitale des Mormons, Salt Lake City, est son premier long métrage. Avec, déjà, de vastes espaces presque abstraits, magnifiquement mis en images par André Turpin. Le film fait le tour des Festivals, à commencer par la sélection officielle du Festival de Cannes, dans la section Un certain regard.

Là encore, il dessine le futur de son cinéma : des relations humaines ambigües, des paysages à couper le souffle, un style visuel ambitieux, une aridité du récit, quitte à ce que l’histoire paraisse mince. Il attise la curiosité, sans convaincre complètement la critique. Avec cette rescapée d’un accident de voiture souhaitant faire un enfant avec son meilleur ami, qui lui impose comme lieu de procréation, le désért, le cinéma de Villeneuve intrigue dans un éco-système de plus en plus industrialisé. « Le désert est lié à l’introspection. Les paysages deviennent le miroir d’une quête intérieure » affirme-t-il. On y entend aussi cette réplice prophétique : « Joli vers« . Un lombric plus petit que dans Dune.

Chaos reigns

Le Québec coule dans ses veines, mais c’est la Terre qui l’attire. En attendant, dans ce film, les grands classiques pop-rock de sa « belle province » envahissent la bande son. Dans le long métrage suivant, Maelström, qui est distingué par le Prix Fipresci à Berlin le Prix Génie du meilleur film (l’équivalent des Oscars) au Canada, et 7 prix Jutra (les César québécois), retrouve un personnage de jeune femme en crise existentielle et se retrouve en plein chaos. Tout commence quand elle blesse mortellement un immigré avec sa voiture. Vu comme ça, la spirale infernale n’a rien d’original. Mais Villenueve tente un nouveau langage. D’une part, le drame est narré par un poisson né aux débuts de l’Univers. Ensuite, tout au long de l’histoire, le cinéaste filme un dialogue entre les éléments (la terre et l’eau) et entre la vie et la mort. Une manière de rendre visible (et visuel) la force du destin et la fragilité de l’espèce humaine.

Révélateur de talents, Villeneuve choisit la jeune Marie-José Croze, pas encore prix d’interprétation à Cannes, pour incarner cette jeune femme prises entre deux feux, spirituels et terrestres. Le cinéaste opère aussi une légère inclinaison vers le fantastique et le suspense, avec en musique de fond Tom Waits et Charles Aznavour. Le film, plus noir que le précédent, emballe la critique.

Et pourtant, déçu par ses deux premiers films, Denis Villeneuve va s’absenter huit ans. Profession papa. Et en quête d’une histoire qui le motive. Il revient avec un court-métrage, sélectionné par la Semaine de la Critique, Next Floor (Grand Prix Canal+ du meilleur court métrage).

Ce court aux tonalités empruntées autant à Cronenberg, Greenaway que Kubrick, met en scène onze invités à un banquet opulent dans un cérémonial gastronomique décadent. Au passage, on notera une certaine similtude esthétique entre ces convives poussiéreux et enlaidis avec la dynastie des Harkonnen de Dune. Ici, le réalisateur, avec les serveurs et les valets pour témoigner du carnage bacchanal, se plaît à dérégler la douce mécanique de l’abondance, et du péché ultime de la gourmandise, mêlée à l’orgueil et l’avidité. Littéralement, le plafond s’effondre sur cette élite qui reste indifférente, de peur de manquer des agapes bien égoïstes.

Tonnerres de feu

Après ce long hiatus, le cinéma du québécois devient finalement plus politique. En 2009, il présente son troisième long, Polytechnique, qui retrace la tuerie de l’École polytechnique de Montréal vingt ans auparavant. Le film, en noir et blanc (pour ne pas voir le sang) et tourné simultanément en français et en anglais, est projeté à la Quinzaine à Cannes. Michael Moore (Bowling for Columbine, 2002) et Gus van Sant (Elephant, 2003) se focalisaient eux aussi sur un massacre en milieu scolaire. Comme point de vue, Villeneuve choisit de suivre deux étudiants comme axe dramaturgique et de transposer les témoignages des survivants. Il se place du côté des victimes. Jusqu’à effacer le nom du bourreau, simplement nommé « Le tueur ».

Splendide et intense, Polytechnique est couronné par le prix Génie du meilleur film canadien, l’année où un jeune Xavier Dolan propose son premier long métrage, J’ai tué ma mère. Un sacre qui légitime sa longue disparition des écrans, lui qui ne voulait revenir que s’il pouvait être fier de son ouvrage. L’amour et la mort, les silences et les sourires, et une image léchée (signée Pierrre Gill) se mélangent une fois de plus. On note par ailleurs son inclinaison pour croire en un monde meilleur, avec une vision centrée sur le féminin. Ainsi, son héroîne qui dit : « Si j’ai un garçon, je lui apprendrai comment aimer. Si j’ai une fille, je lui dirai que le monde lui appartient« .

Car dans les films de Villeneuve, les hommes n’ont pas le forcément le meilleur rôle. La femme est souvent toute puissante, héritier en cela du cinéma de James Cameron et Ridley Scott, même s’il revendique davantage les influences de Steven Spielberg, Alfred Hitchcock et Paul Thomas Anderson.

On peut en effet retrouver des thématiques ou mises en scènes rappelant le cinéma de ce trio de réalisateurs majeurs. Comment ne pas faire le lien entre Premier contact et Rencontres du Troisième type, Blade Runner 2049 et A.I., Enemy et de nombreux thrillers hitchcockiens, ou Incendies et There Will Be Blood?

Incendies est son dernier film canadien. Après cinq ans d’écriture et de multiples versions, dont une muette, il sort en 2011. Il reste dans une veine narrative réaliste. Mais transforme le récit tragique et conflictuel en un opéra plus allégorique. Le chaos, encore et toujours, intime ou universel. Tout brûle avec les guerres, les armes, les accidents de voiture.

Nouveau cinéma québécois

Son quatrième long-métrage obtient le prix du meilleur film canadien au Festival de Toronto, huit prix Génie (dont meilleur film et meilleure réalisation), neuf prix Jutra (dont meilleur film et meilleure réalisation), le prix Lumière du meilleur film francophone, en plus de nominations au prix du meilleur film étranger aux Oscars, Baftas, César et David di Donatello.

Autant dire un sacre qui surgit dans les années une nouvelle fournée d’auteurs – Jean-Marc Vallée, Christian Duguay, François Girard, Robert Lepage, Manon Briand, Denis Côté, Ken Scott – chasse progressivement, et plus commercialement, la précédente génération du cinéma québécois (Denys Arcand, Gilles Carle, Léa Pool, Jean-Pierre Lefebvre, Micheline Lanctôt, Charles Binamé, Robert Favreau, Pierre Falardeau, Roger Cantin, etc…). Villeneuve est même « un petit jeune » comparé à la plupart de ses compatriotes déjà installés au box office, dans les Festivals ou à Hollywood.

Avec Incendies, adaptation de la magnifique pièce de théâtre de Wajdi Mouawad, dramaturge libano-québécois, le cinéaste cherche une fois de plus l’image qui frappe la rétine, la séquence qui traduit l’horreur humaine. La pure tragédie grecque domine dans ce pays en guerre. Une femme, chrétienne, est contrainte d’abandonner son enfant, issu d’une liaison avec un musulman. La colère l’emporte quand les Chrétiens, déjà coupables d’avoir lâché son fils dans un orphelinat, assassine son amant. Elle rejoint un groupe extrêmiste musulman, tue un politicien chrétien et est condamnée à quinze ans de prison, où elle subie tortures et viols. Elle accouche de jumeaux, dont le père est son propre bourreau. L’arbre généalogique va alors s’étendre jusqu’à former une pieuvre prêt à étouffer tout espoir. Ou au contraire se déployer vers une forme de lumière.

Montée en puissance

L’image d’André Turpin nous hante longtemps. Le pays est indéfinissable. Les drames choquent. Les actrices sont sublimée, même quand elles sont térrifiées. Une fois de plus, Denis Villeneuve a su choisir ses interprètes. Son plus gros budget à date (un film du milieu bien doté) est porté par la belge maroco-espagnole Lubna Azabal, dont c’est le premier grand rôle et jusque là croisée dans des films d’André Téchiné, Jalil Lespert, dans Paradise Now (rôle qui déclencha le choix de Villeneuve), nommé à l’Oscar, et dans un blockbuster de Ridley Scott. Le critique Roger Ebert ne manque pas de souligner sa performance, puisque, selon lui, la comédienne « ne manque jamais d’être captivante« , qu’elle ait 18 ou 60 ans, dans ce film qui « aspire à être bien plus qu’un simple thriller et réussit à démontrer à quel point il est insensé et futile de haïr les autres à cause de leur religion ».

De notre côté, on écrivait : « Film intelligent, œuvre puissante, réalisation la plus authentique possible, Incendies lisse ainsi ses défauts (le vieillissement de la merveilleuse Lubna Azabal, la mécanique des allers-retours dans le temps) par une construction implacable qui saisira même les plus blasés, un sens du cadre et de la perspective qui séduira les plus gronchons. La cruauté qui embrase le film (la séquence du bus brûlé est saisissante) est à peine embellie par la beauté du message. (…) C’est épique, émouvant, transportant. « 

Ce thriller politique, où les destins s’entrecroisent et les dilemmes déchirent chacun des protagonistes, rassemble tous les thèmes du cinéaste : la souffrance, la mort (même si elle « n’est jamais la fin de l’histoire. Elle laisse toujours des traces. »), le désir de vivre, l’espoir d’être juste, la cacophonie d’un monde déglingué, la destruction comme vecteur cathartique.

Vie neuve

Hollywood, en quête perpétuelle de nouveaux talents, n’a pas hésité longtemps à faire de grossiers appels de phares à Villeneuve. Son cinéma va devenir plus genré. Pas seulement parce qu’il mue vers une masculinité (vulnérable) mais aussi parce qu’il s’inspire des films noirs et des polars, pas forcément spectaculaires. Tous sont désenchantés.

Prisoners ouvre la voie. Une commande qu’il s’approprie. Un casting haut de gamme, une intrigue en étau, des faux-semblants, et une façon de filmer le périurbain plus proche de Lynch que de Desperate Housewives. Comme si il se transformait en ethnologue de la banlieue héritière de l’American Way of Life, qu’il plonge dans une parano très sombre. Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Viola Davis, Maria Bello, Terrence Howard et Paul Dano, en suspect idéal, ne s’en sortiront pas indemmes. Villeneuve touche à tous les mythes de l’Amérique, bien mitée : l’enlèvement d’enfants, la chasse extra judiciaire, la violence intrasèque du citoyen lambda – Mon père ce mauvais héros -, le fanatisme et la religion, le mâle alpha qui perd pied… L’incommunicabilité, et le dialogue de sourds, s’invite dans la trame narrative.

De quoi soigner des débuts réussis dans le cinéma américain malgré la noirceur terrifiante et la complexité psychologique du film. L’image de Roger Deakins est nommée aux Oscars. Le box office mondial atteint 120M$, trois fois son budget.

Dans un entretien au journal Le Monde, il confirme son envie de migrer vers Los Angeles, ultime frontière avant l’imaginaire : « Je me retrouve ­complètement dans la façon qu’ont les Américains de faire du cinéma. Ils prennent cet art très au sérieux, et le métier de réali­sateur aussi. Ma grande crainte était de perdre mon identité, elle a été au contraire protégée. Quand j’ai fait mon premier film aux Etats-Unis, j’ai ainsi pu imposer l’idée qu’il n’y aurait jamais de soleil. Et c’est cette absence de lumière qui a créé une tension dans le film« .

Enemy suit la même lignée. Tourné quelques mois avant Prisoners, il sont présentés tous les deux dans les festivals d’automne de 2013. Enemy sort en salles en 2014. Le film est un échec public. Hitchcockien, le suspense alambiqué, avec Jake Gyllenhaal de nouveau, Mélanie Laurent et Isabella Rossellini, est une libre adaptation de du roman de l’écrivain portugais José SaramagoO Homem Duplicado.

Un professeur d’université à la vie terne découvre son sosie parfait en regardant un film que lui conseille un collègue. Commence alors une enquête pour connaître l’identité de ce mystérieux double. Jeu de miroir et de volte-face, tout se dédouble jusqu’à la perte de repères, et de contrôle.

Là aussi, Villeneuve explore un labyrinthe. Dans son film le plus lynchien, ce dédale est mental, mais tout aussi périlleux que dans Prisoners. Parabole d’une dépression en chute libre, le personnage de Gyllenhaal tisse la toile dans laquelle il va se piéger. De la même manière que l’être humain construit les régimes tyranniques et totalitaires qui vont l’écraser.

Tout est politique chez le réalisateur de Gentilly, Québec. Tout est obscur et rarement binaire, également. Comme on l’entend, « Le chaos est un ordre encore non déchiffré. » Le chaos est un pilier fondamental de son cinéma, accompagné de l’illusion des apparences et du danger des croyances.

Retour aux femmes puissantes

De quoi donner des sueurs froides. Malgré le flop d’Enemy, Villeneuve se lance dans un nouveau projet. Sicario est sélectionné en compétition au Festival de Cannes 2015. Pour l’image, le cinéaste retrouve Roger Deakins. Le budget est conséquent (30M$). Le cast est impressionnant (Emily Blunt, Benicio del Toro, Josh Brolin, Daniel Kaluuya…).

Sicario fait presque écho à Traffic de Steven Soderbergh avec sa construction puzzle et chorale. Mais dans cette histoire de cartels de la drogue, où luttes contre l’immigration et contre les stupéfiants se mixent dans un désastreux bordel politique et opportuniste, il insiste que le point de vue du scénario soit celui d’une femme. Et Emily Blunt, qu’il l’a impressionné dans Victoria, a été son premier choix. Il revient aussi au désert et à ces étendues vides, où la foi et la loi n’ont aucune utilité. De là se dessine une intrigue compliquée dans un film qui multiplie les clins d’oeil à Clint Eastwood et aux frères Coen. La violence, sauvage, n’est jamais gratuite et se paye cash. La guerre et ses horreurs, les méandres et contradictions humaines, les conflits larvés, et toujours la mort et la vie qui se cotoient, résument alors la filmographie du réalisateur.

C’est précis et tranchant. Un peu confus parfois. Comme s’il avait de la difficulté à synthétiser tous ses sujets. S’il l’a plutôt bien réussi avec Incendies, il avait du couper une heure de montage pour la sortie de Prisoners. Et pour Sicario, on comprend bien qu’il y a beaucoup de matière balancée du film final. Jusque là, comme Del Toro dans le film, il allait « où on l’envoie« . La rentabilité du film lui permet de changer de registre et de tutoyer les grands maîtres qui l’inspirent.

Virage SF

Il empile les films à grande vitesse. Un an après, il débarque avec une œuvre complètement différente. Premier contact (Arrival) poursuit son envie de malmener le mythe américain. Au fil de ses films, il dépeint une société faussement solide, baignant dans un confort factice, et rapidement ébranlée par des menaces invisibles. Il nous détourne les yeux vers un cinéma qui se méfie des icônes, des puissants, des héros. Il y a une part de blasphème à l’encontre de la puissance cinématographique hollywoodienne. Il préfère en souligner les failles ou saper littéralement la confiance qu’on peut avoir dans l’imagerie formatée par les studios depuis des décennies.

En se servant de genres populaires, de séquences divertissantes attendues, de récits a priori classiques, il lance des grenades à fragmentation pour faire imploser les codes. Ainsi, avec Premier contact, puis Dune, il use de nouveaux langages et travaille sur des sons expérimentaux. Que ce soit la langue des signes ou une langue inconnue (avec ces heptopodes qui construisent des phrases en une éjection d’encre), il ambitionne d’inventer de nouvelles formes de communication. Mieux, il s’attache à montrer que notre alphabet, notre expression et notre sémantique ne sont ni dominateurs, ni plus civilisés que les autres.

On en revient à ses voyages en Asie, en Jamaïque ou dans le Grand nord canadien. Villeneuve est un cinéaste explorateur.

Dans un entretien lors de la sortie de Dune 2, le réalisateur confirme son inclinaison à d’autres formes d’échanges : « Je déteste le dialogue. Le dialogue est pour le théâtre et la télévision. Je ne me souviens pas des films à cause d’une bonne réplique, je me souviens des films à cause d’une image forte. Le dialogue ne m’intéresse pas du tout. L’image pure et le son, voilà la puissance du cinéma, mais c’est quelque chose qui n’est pas évident quand on regarde des films aujourd’hui. Les films ont été corrompus par la télévision. Dans un monde parfait, je ferais un film captivant qui ne donne pas l’impression d’être une expérience mais qui n’a pas non plus un seul mot dedans. Les gens quitteraient le cinéma en disant : « Attends, il n’y avait pas de dialogue ? » Mais ils ne ressentiraient pas le manque.« 

N’oublions pas qu’il avait imaginé Incendies en version muette.

Rencontres interstellaires

En attendant, avec Premier contact, il fait consensus. Et réinvente la Science-Fiction. C’est le début d’une longue saga, qui se prolonge avec Blade Runner 2049, et la trilogie Dune. Tourné à Montréal, avec nombre de talents locaux au générique, Premier contact, qui récolte pas moins de huit nominations aux Oscars et franchit le cap des 200M$ de recettes dans le monde, s’affirme comme un des meilleurs films du genre de ces vingt dernières années. À la musique qui dialoguait avec les extra-terrestres dans Rencontres du troisième type de Steven Spielberg, Villeneuve substitue un langage singulier et complexe où les savants ont le beau rôle. De même, il croise les fantasmes einsteiniens de Christopher Nolan dans ce récit qui manipule l’espace et le temps. Les deux cinéastes s’admirent mutuellement. On comprend assez vite pourquoi tant leurs œuvres se font des clins d’œil respectifs.

Amy Adams, Jeremy Renner, Forest Whitaker forment le trio de vedettes de ce film propulsé dans les splendides décors du Montana, où lévitent de mystérieux monolithes venus d’ailleurs. Au risque de guerre, inhérent à l’espèce humaine qui se sent menacée, le cinéaste oppose l’importance de l’échange et de la compréhension entre les peuples, fussent-ils extra-terrestres.

Déstabiliser les certitudes. C’est un fil conducteur des scénarios choisis ou écrits par le réalisateur. Premier contact ne fait pas exception. Il dévoile une fois de plus la faiblesse des humains, ignorants, aveuglés, arrogants, violents, méfiants, intolérants. Un portrait de l’humanité qui pourrait se calquer sur chacun de ses pitchs.

Cérébral et spectaculaire, tendu et touchant, le film mélange les tonalités avec une certaine grâce. Il impressionne aussi par son inventivité visuelle, de cette gravité changeante à l’intérieur du vaisseau aux logogrames des heptapodes, en passant par cette lumière matinale, humide et grasse et cette musique plus proche du thriller psychologique que du blockbuster d’aventure.

« Si vous pouviez voir votre vie entière du début à la fin, changeriez-vous des choses ? » demande le personnage d’Amy Adams.

Répliques

Question ouverte qui va hanter les œuvres suivantes. À commencer par Blade Runner 2049. La suite du film culte de Ridley Scott, sorti en 1982 alors que Villeneuve n’avait que 15 ans, est un sacré défi. La suite est-elle utile en soi? Et surtout, le cinéaste doit porter un budget faramineux de 185M$, alors que jusqu’à présent ses films n’avaient jamais dépassé les 50M$ de coûts de production.

On dope le casting : Ryan Gosling, Ana de Armas, Robin Wright, Dave Bautista, Hiam Abbass et Jared Leto rejoignent Harrison Ford, qui reprend son rôle 25 ans plus tard. Roger Deakins est appelé à la rescousse pour créer l’image esthétisante du film, d’une beauté sombre (ce qui lui vaudra un Oscar). Leur troisième collaboration. Villeneuve se détache visuellement du premier film, en plongeant dans un univers bien plus crépusculaire et moins nocturne. Le futur ne s’annonce pas aussi bon ni aussi beau qu’on pourrait le croire.

Le film a l’avantage d’être plus limpide que le premier en matière de narration. Il impressionne aussi par ses thèmes abordés très « villeneuviens » (le futur de l’espèce humaine, le pouvoir et toujours cette envie de tout contrôler, quitte à lancer une guerre destructrice, la quête d’une vérité insaisissable), ses références (Spielberg, Miller, Kubrick, …), et sa mise en scène de polar (qui ne s’embarrasse pas d’effets vertigineux pour mieux se concentrer sur la dramaturgie).

« Je sais que chaque fan entrera dans le cinéma avec une batte de baseball. Je suis conscient de cela et je le respecte, et ça me va parce que c’est de l’art. L’art est risqué, et je dois prendre des risques. Ce sera le plus gros risque de ma vie, mais ça me va. Pour moi, c’est très excitant. C’est tellement inspirant, je suis tellement inspiré. Je rêve de faire de la science-fiction depuis que j’ai dix ans, et j’ai dit ‘non’ à beaucoup de suites. Je ne pouvais pas dire ‘non’ à [ce film]. Je l’aime trop, donc j’ai dit, ‘D’accord, je le ferai et je donnerai tout ce que j’ai pour le rendre génial’ » confessait Denis Villeneuve à l’annonce du projet.

Le film rapportant près de 270M$, même s’il fait perdre de l’argent à ses deux studios, le réalisateur gagne ses gallons d’auteur de blockbusters. Et ce malgré quelques critiques (trop masculiniste, pas assez spectaculaire), notamment celles de Ridley Scott : « C’est lent. Long. Trop long. J’aurais retiré une demi-heure. » Vu comment s’était mal passé le tournage et le final cut du premier Blade Runner, on se doute qu’il y avait une pointe de jalousie dans la mesquinerie du vétéran, incapable de retrouver son génie d’antan depuis des lustres. Surtout, Harrison Ford n’a jamais caché ses divergences artistiques avec Scott tout au long de la production du film original. Or l’entente fut parfaite avec Villeneuve, qui a loué la gentillesse de la star.

Sables mouvants

Toujours est-il que ses deux derniers succès dans la SF lui permettent de concrétiser un vieux rêve d’ado : adapter l’inadaptable Dune de Frank Herbert. Alejandro Jodorowsky s’y était cassé les dents dans les années 1970. David Lynch y a laissé de grosses plumes en 1984. Et on ne compte plus le nombre de projets avortés autour de cette saga futuriste.

Pour la première fois depuis Incendies, le québécois va écrire le scénario qu’il veut filmer. Ce qui explique aussi, outre l’ambition du film, l’interruption de sa filmographie. Après avoir enchaîné cinq films entre 2013 et 2017, quatre ans vont se passer jusqu’à l’arrivée de Dune sur les écrans, en pleine crise sanitaire. Tourné en 2019 (avec quelques rajouts de prises de vues un an après), la sortie est retardée par les confinements successifs.

Le risque est tellement grand pour cette superproduction de 165M$ que Warner Bros n’officialise pas le deuxième film pourtant dealé avec le réalisateur. Il faudra attendre le carton au box office (400M$ de recettes, malgré des cinémas encore boudés par les spectateurs et une diffusion simultanée, et une audience record, sur le service de streaming HBO Max), pour que le studio donne ouvertement son feu vert au deuxième opus et accepte tacitement l’idée d’une trilogie.

Il enrôle nouvelle stars (Timothée Chalamet, Zendaya), vedettes internationales (Rebecca Ferguson, Stellan Skarsgård, Charlotte Rampling, Javier Bardem) et grosses pointures hollywoodiennes (Oscar Isaac, Josh Brolin, Dave Bautista, Jason Momoa). Pour la musique, il fait appel à Hans Zimmer, qui signe sa meilleure partition depuis Inception. Pour l’image, il collabore pour la première fois avec Greig Fraser (Zero Dark Thirty, Foxcatcher, Rogue One, Vice). Zimmer et Fraser repartiront avec un Oscar (Dune est nommé dix fois, dont meilleur film mais pas meilleur réalisateur, remportant six statuettes au final).

L’apôtre Paul

Une fois de plus, Denis Villeneuve parvient à simplifier l’intrigue pour la recentrer sur ses enjeux et son arrière plan politique, tout en ne dilapidant pas la narration polyphonique du roman. Le cinéaste focalise l’intrigue sur le trajet initiatique des jeunes personnages, appelés à se soulever contre les dominateurs et exploitateurs. Paul se mue en découvreur, avide de connaissances, curieux des autres cultures. Autoportrait du cinéaste? En tout cas, Dune est anticolonialiste, écologique, activiste, mais surtout il conserve l’atmosphère du livre, au détriment d’interminables monologues ou de digressions parasitaires. Une fois de plus, il préfère la poésie de la langue gestuelle pour communiquer en silence plutot que des lignes de dialogues explicatives. Même en réduisant la place de l’Empereur et des dirigeants, il garde l’intention primaire, celle de décrypter les mécanismes du pouvoir et de ses abus.

Fidèle à son féminisme naturel, Villeneuve épaissit et modifie les caractères des personnages féminins, au point de devenir essentiels à la construction de Paul et à ses choix.

De la Norvège au Moyen-Orient, en passant par l’Europe centrale, dans des conditions plus proches du réel que dans des studios, devant des écrans verts, le tournage ne souffre d’aucun problème majeur, chose rare pour ce type de superproductions. Villeneuve livre un film qui emballe les critiques, séduit les fans et impressionne, une fois encore, par sa splendeur artistique.

Trois ans plus tard, la suite sort sur les écrans. Le succès ne fait aucun doute cette fois-ci. Austin Butler, nouvelle sensation hollywoodienne, Florence Pugh, adulée par les cinéphiles, Christopher Walken, vétéran respecté, Léa Seydoux, pour la french touch, et Anya Taylor-Joy s’ajoutent au casting plus qu’étoilé. Et Dune Messiah, troisième épisode de la série, est déjà dans les cartons. Villeneuve tord le cou aux idées reçues que l’on peut avoir sur un film de cette ampleur autour d’un « élu » chargé de mener la résistance contre la tyrannie. L’ado Paul a grandit et apprend à se connaître (Chalamet, entre temps, est devenu une star du box office avec Wonka). Le pouvoir corrompt toujours autant les esprits…

Apologie du pessimisme

Le cinéaste reste en phase avec son propos, modernisé à l’aune des angoisses contemporaines. La liberté narrative permet de découvrir que ce qui se passe est secondaire par rapport à son processus. Les arcanes du pouvoir, qu’il soit aristocratique, citoyen ou tyrannique, n’ont pas grand intérêt si l’on ne dévoile pas les motivations de chacun. Monumental (y compris son budget à près de 200M$ hors campagne marketing mastodonte), le film se déploie vers une lutte où la puissance et la domination valent plus que la liberté et l’identité. Difficile de faire plus pessimiste, même si un peu de lumière jaillit ici et là. Le cinéma de Villeneuve est de toute façon un art où la noirceur des êtres, leurs traumas et leur mémoire, happe toute volonté de changer le monde ou soi-même.

Artisan aux moyens opulents, Denis Villeneuve s’est imposé dans le paysage cinématographique avec cette vision d’un monde où les conflits intimes pourrissent les convictions les plus évidentes. Par delà les genres du 7e art, contournant les codes établis, épatant les spectateurs avec un imaginaire inspiré plutôt qu’avec du spectaculaire banal, il a construit une œuvre étonnament inquiète quand elle n’est pas maniaco-dépressive voire défaitiste.

Mais, comme ses protagonistes, il cherche des réponses dans ce maëlstrom existentiel. Les destins et fatalités semblent conduire à des impasses ou révéler une forme d’impuissance. « L’influence du passé sur nos vies et la force du passé sont des choses qui m’ont vraiment impressionné et terrorisé parce que cela signifie que nous ne sommes pas totalement maîtres de nos actions. Je pense qu’on peut trouver du pouvoir sur cela, mais c’est un processus. » Ainsi la violence, souvent explicite dans ses images, se justifie parce qu’il veut montrer l’impact qu’elle produit, des traumas aux souffrances, et parce qu’elle traduit cette aspiration au pouvoir.

Cependant, il y a toujours ce petit rayon lumineux qui s’insère au milieu de l’obscurité (et de l’obscurantisme) dans chacun de ses films. « Au milieu des contradictions et des paradoxes, vous pouvez trouver la vérité » explique-t-il. Sans doute sa quête, et Dune en est une sorte de Graal. «  J’étais mélancolique, seul, rêveur : le cinéma était ce qui m’était le plus accessible pour concrétiser mes rêves. Pourquoi cet appel puissant à m’intéresser à ce qui se passait derrière la caméra ? Je l’ignore, si ce n’est l’envie profonde de raconter des histoires et digérer le monde » tentait-il en guise de réponse en 2021.