La salle des profs : échecs et maths pour une idéaliste en perdition

La salle des profs : échecs et maths pour une idéaliste en perdition

Un huis-clos dans un collège allemand. Entre les murs. Mais pas seulement. Ilker Çatak nous enferme dans ce bahut où toutes les opinions cohabitent pour mieux décrypter une société incapable de « vivre ensemble ».

La salle des profs est dans l’air du temps, en attendant le film français Pas de vagues et le film belge Amar (lire notre compte-rendu du Festival d’Albi). Tous confrontent professeurs, élèves, parents et hiérarchie à des dilemmes insurmontables dans un cadre légal flou, accentué par des tensions individuelles. Ce drame social, qui emprunte autant aux Dardenne (côté élèves) qu’à Brizé (côté professeurs), à Van Sant (côté froideur) qu’à Akin (côté dramaturgie), est filmé comme un thriller à suspense, avec une intrigue illusoire (qui a volé?), un coupable désigné et de bonnes intentions qui virent au cauchemar.

Au cœur du problème, une professeure d’origine polonaise et un élève pas vraiment aryen. Le nœud coulissant ne va faire que se resserer autour d’eux, jusqu’au plan final : des dialogues de sourds, voire des silences très lourds, conduisant à une défaite collective.

La somme de toutes les peurs

Brillant dans sa forme et malin dans le fond, La salle des profs se voit comme un tourbillon qui nous entraîne dans un trou noir. Une spirale infernale dont nul ne peut s’échapper autrement que par une démonstration autoritaire de la force. Ilker Çatak signe une parabole où le collège est l’illustration de notre société. Tout y est : la directrice, qui se réfugie derrière la loi ou réagit sous le coup de l’émotion, à l’instar des juges ou des gouvernements. Les professeurs, aux avis divergents, qui campent chacun dans leur camp, tels des parlementaires au sein de leur parti. Des élèves qui se soulèvent, se solidarisent, usent de leurs moyens (un journal aux méthodes contestables et aux propos déformés). Une présummée coupable mise au ban. Des parents-citoyens prompts à lyncher sans endosser une quelconque responsabilité. Une lanceuse d’alerte qui se retrouve accusée de transgresser le respect de la vie privée en utilisant la vidéo-surveillance. Sous prétexte d’écoute, il n’y a aucune entente. On pousse à la délation. On se réfugie dans la lâcheté. On prône la justice et la bienveillance alors que l’hypocrisie et la mesquinerie règnent. La diffamation triomphe de tout.

Sombre tableau. Mais lucide. Au premier plan, on a donc ces vols inexpliqués. En quête de vérité, cherchant à dédouaner un élève injustement accusé, par racisme (ethnique et social), Clara, professeure épatante, va filmer en caméra cachée le ou la coupable. Une réaction en chaîne va la conduire en enfer. Le droit à l’image lui revient tel un boomerang. De justicière, elle passe au statut d’accusée. Son procès peut commencer. De rumeurs, on passe au scandale. Sans faits étayés. Tout cela a des répercussions jusque dans sa classe, et sur son meilleur élève. Leur relation se métamorphose en guerre larvée.

Divisions pour ne pas règner

« Une affirmation n’est pas une preuve. Ce qui est important, c’est la démonstration » assène-t-elle à ses élèves au début du film. C’est bien ce qui est en jeu. Elle affirme, avec une preuve fragile, mais le doute existe, puisque la démonstration n’est pas évidente.

Le cinéaste, lui, ne cherche pas de preuves, ni de coupables. Heureusement. Sa fin ouverte, sans victoire ni gloire, mais avec l’amertume de ceux qui ont combattu jusqu’aux dernières armes en vain, laisse des blessures difficiles à cicatriser. Ilker Çatak préfère réaliser sa propre démonstration : celle d’une société malade, qui se laisse gangréner par ses certitudes et ses égoïsmes, ses mensonges et son intolérance. Tout mène à la désobéissance, la résistance, la mauvaise foi, la suspicion, l’irrespect… La nuance n’a plus sa place, ni la vérité, ni même la compassion.

Le film, troublant, veut produire l’effet d’un coup de poing dans nos têtes. Le rythme est soutenu, les plans de plus en plus rapprochés, l’héroïne de plus en plus paumée et isolée. La déraison l’emporte, partout. La vie n’est pas une formule mathématiques. C’est une combinaison complexe de contradictions, d’émotions et de violences. Le psychologique et le physique sont deux éléments explosifs qui produisent une fusion atomique.

Dans ce collège hambourgeois, qui vante la concertation démocratique et la participation de chacun, les sanctions sont peu démocratiques et les décisions très autoritaires. Clara, courageuse, ne peut pas gagner dans ce monde binaire. Tout y est malhonnête. Chaque prise de position est un lent poison qui l’affaiblit. Même quand elle abandonne l’idée de trouver la vérité, même quand elle prend conscience qu’aucune démonstration des faits ne la sauvera, la professeure ne sera pas plus sauvée de ce maëlstrom. Cette révolution qu’elle a enclanchée la rend définitivement paria.

Abysses et désordonnés

Leonie Benesch incarne formidablement cette prof qui perd pieds, entre colère et désespoir. Elle court après les emmerdes, fait face aux regards qui l’esquivent, suffoque d’angoisse, dérive dans ses hallucinations. Le réalisateur la filme de manière à insuffler de la compassion et de la distance vis-à-vis de son personnage, admirable puis déchu. Il n’y a aucun manichéisme dans ce film. Y compris dans la distribution des rôles. Ilker Çatak a la même attention avec le jeune Oscar (Leo Stettnisch), pris en étau dans cette affaire d’adultes. Le gamin reste digne, même dans ses élans d’humeur les plus injustes.

Avec précision, le cinéaste scrute un système en péril, une société vulnérable et aggressive, malaisant, dans une prison faussement ouverte et réellement raciste. L’empathie et l’ordre se confrontent pour mieux désigner l’impossible utopie d’un équilibre collectif. Si l’épilogue est hypnotisant, telle une transe sur un cas de conscience vénéneux, c’est bien tout le processus qui fascine, avec cette voix inaudible portée par Clara au milieu de cris bien plus percutants. L’enfant en deviendrait roi, inamovible sur son trône, tandis que toutes les solutions, les plus douces comme les plus dures, mènent à une impasse. Le système lui laisse, finalement, toute liberté pour imposer sa loi.

Ce dénouement presque allégorique, dans une mise en scène tranchante, malgré son sujet métaphorique, nous maintient entre deux eaux, entre une réalité qu’on aimerait dénier et une fiction qu’on souhaiterait moins véridique. La salle des profs use de subterfuges, à commencer par les multiples mensonges de chacun qui constituent autant de malentendus et de rebondissements, pour river nos yeux à ce récit cruel. On en sort proche de l’effondrement. Comme Clara. Déchirée, impuissante et dévalorisée au milieu d’une société irrationelle et ultra-polarisée. Il n’y a donc aucune morale à l’histoire, qui nous abandonne à notre état : démoralisé.