Le mal n’existe pas : Ryusuke Hamaguchi en eaux douces

Le mal n’existe pas : Ryusuke Hamaguchi en eaux douces

Une forêt, la neige, de la musique. Invitation à la contemplation. Ryusuke Hamaguchi nous conduit dans les Alpes japonaises pour un étrange séjour. Comme si, à la fin de Drive My Car, il avait continué son errance vers une contrée reculée et tranquille. Entre temps, il a fait quelques incursions avec un très court film, Walden, ou encore Gift, concert d’Eiko Ishibashi dont il a signé les images (et qui a servi de base à ce nouveau long métrage).

Aussi, loin de ses contes urbains précédents, malgré cette incartade relativement cynique à Tokyo, et tout aussi à l’écart de ses mélos vaporeux, il nous entraîne paisiblement vers une fable écologiste, méditative, dialectique et hallucinatoire.

D’une grande maîtrise dans sa réalisation, Le mal n’existe pas est une construction presque baroque où des blocs narratifs hétérogènes s’assemblent lentement pour aboutir à un inattendu western silencieux et macabre.

Le pitch : une agence artistique, qui ignore tout de l'écologie comme du tourisme, veut profiter de subventions pour installer un "glamping" pour bobos citadins, dans un village qui n'est ni pour, ni contre, bien au contraire. Cependant les citoyens s'inquiètent de l'impact environnemental de ce camping haut de gamme... 

Tout est question de tempo. Celui de la musique ensorcelante d’Eiko Ishibashi. Le film puise ses racines dans leur projet commun, un concert illustré par des images muettes du réalisateur. Il en ressort des plans sur la nature, personnage central de ce récit désarticulé, où Hamagushi capte des arbres qui bruissent, de l’eau des ruisseaux qui s’écoule, des cerfs sauvages immobiles, du wasabi qui pousse…

Il y a aussi le temps des humains. Ceux du village, des immigrés de différentes générations et de différentes régions du pays venus s’installer là, vivant en pleine harmonie avec leur environnement. Tout y semble sécure. Et les habitants des métropoles, avec leurs anglicismes et leurs délires / désirs de reconnexion à la nature.

Si bien que le film s’alanguit, accélère, se pose, se repose. À ces divers rythmes, le cinéaste déconstruit un peu plus la linéarité du propos avec des plans fixes à ciel ouvert ou des huis-clos oppressants, des séquences courtes ou des scènes longues, des moments tantôt muets, purement musicaux, sonores ou dialogués.

Mille feuilles savoureux

Dans son montage, il peut trancher dans le vif avec une musique qui s’interrompt là où on ne l’attend pas, avec des chapitres qui ne s’emboitent pas forcément (la vie au village, le travail en ville, l’errance dans la forêt). Pourtant, il n’y a rien de désordonné. Tous ces blocs, qui agissent presque de manière autonomes, s’emboîtent parfaitement. Il s’agit factuellement d’une juxtaposition de différentes autorités : le père et sa fille, les villageois et les urbains, les hommes et les femmes, l’argent et l’entraide, la croissance économique et la protection environnementale, le diktat d’un capitaliste et la démocratie citoyenne, etc.

Se superposent alors divers styles de cinéma. Car la mise en scène s’amuse aussi à déconcerter le spectateur. Une caméra qui filme frontalement le visage du promeneur admirant une plante qu’on ne voit pas. Un trajet en voiture à deux étouffant. Une visioconférence filmée de tous les points de vue. Un travelling qui souligne l’éloignement. Une réunion citoyenne quasiment en temps réel qui rappelle la magistrale séquence équivalente de Cristian Mungiu dans R.M.N. (film auquel on pense également lors de l’épilogue énigmatique). Et on en passe tant les propositions sont riches et variées.

En rendant toutes ces ruptures – parfois brusques – de ton et de son très cohérentes, Ryusuke Hamaguchi prouve une fois de plus sa singularité cinématographique et son immense talent. Même son final pulsionnel, où aucune explication rationnelle ne conclut une narration jamais didactique, apparaît comme un tour de force humble dans cette œuvreplus cadrée qu’elle n’en a l’air. Une liberté bien orchestrée. Il mêle une histoire très concrète, filmée de manière très réaliste, des dialogues existentiels en apparence anodins (mais justes), des quotidiens banals (heureux ou désenchantés) et l’ensemble, harmonieux, forme une splendide allégorie offerte comme un cadeau. Gift.

Mystères impalpables

Ce périple (presque) expérimental n’est pas vain. Il s’agit ici de montrer que la nature nous rappelle toujours à l’ordre et que le malheur s’abat sur ceux qui l’oublient. Les personnages sont toujours sur le qui-vive, inquiets, frustrés. La peur monte, le risque existe, le danger s’annonce. À la menace des urbains qui débarquent avec leur idée de camping mal ficelée, s’ajoutent des coups de fusils de chasseurs au loin, ce mutisme renfrogné d’un père au passé qu’on imagine douloureux, cette gamine qui disparaît, ces animaux laissés morts dans la forêt…

Au passage, le scénario décortique les relations humaines, les rapports conflictuels. Il se moque aussi de ces patrons ignorants et cupides, de ces citadins arrogants, de ce patriarcat insidieux. Mais là encore, rien n’est binaire. Au contact de ces villageois, les deux consultants tokyoïtes se prennent à douter, à rêver. Tandis que le « protecteur » de la nature est prêt à vriller. Une rivalité imperceptible entre deux hommes va perturber définitivement ce paradis pas si lointain.

Le trouble infuse le film, qui nous semblait plutôt zen à prime abord. Le mal n’existe pas? A priori, il est absent du décor. La nature ne peut vouloir du mal, sauf si elle est blessée, à l’instar de ces animaux sauvages sur la défensive quand on veut les tuer. De fait, le « mal » se distille comme un poison ejusque dans le plus paisible des endroits. Un malentendu, un mépris suffisent à ouvrir la porte des enfers. Le mal existe – encore faut-il pouvoir le voir, à défaut de le nommer ou de le montrer – mais il vient des mâles.

Points de suspension et point d’interrogation

Que faire pour l’empêcher de surgir? Le bon sens des villageois semble évident face au modeste projet touristique, par ailleurs destructeur. Plus politique que jamais, Hamagushi souligne l’importance des conventions, du consentement, du collectif, de la communauté. Malheureusement, cela ne vaut que si les deux parties se respectent. Loin d’être naïf, ni même optimiste, le réalisateur, en reconstituant avec sensibilité les modes de vie (ruraux et urbains), assène des arguments écologistes, rappelle le besoin d’écoute, espère quelques solutions. Or, le film reflète avant tout une société fracturée, déséquilibrée.

D’où ce film incomplet dans un espace de complétude, ce drame tranquille assombrit par l’inquiétude. En suspension, le film reste inachevé, se terminant sur une succession de maux, de bruits et de silences. Le mal n’est pas là où on l’attendait (et on ne saura rien de ce qui est survenu à la petite fille ou au projet de glamping). Cela aurait pu nous emmener vers un épilogue fantastique, mais Ryusuke Hamaguchi, tout à son admiration pour Howard Hawks et John Ford, a opté pour le film noir.

Pour un projet voué à être inachevé, le cinéaste est parvenu à délivrer un grand film, presque hypnotique. Au-delà des clivages, des antagonismes, des évidences, il réussit à nous envoûter dans cette chronique d’une mort annoncée. Tout est là : qui va mourir? Les animaux sauvages, les arbres, un être humain, le projet de glamping?

La dimension sacrificielle, la tragédie intime, la nécessité de préserver la nature de toute toxicité vont s’entremêler pour aboutir à un une interrogation. Aussi mortifère et frigorifiée soit la fin, il nous laisse suspendu à notre (libre) interprétation. Plantés là, au milieu de ces âmes grises et de ces paysages quasi vierges. Laissés à notre condition humaine aussi fragile qu’arrogante. De quoi nous hanter …?