Meryl Streep, Acting Queen

Meryl Streep, Acting Queen

« En fait, je suis fascinée par les gens, leur complexité ; leurs failles, leurs mystères. C’est ce qui les rend intéressants. C’est pour ça que j’aime mon métier : il permet de savoir ce qui se cache derrière ce qu’on voit. J’ai beaucoup de chances de pouvoir ainsi m’immiscer dans la vie de femmes qui, peut être, me rendent meilleure que je ne suis [Rires]. Mais je ne le fais pas seule ».

Meryl Streep approche des cinquante ans de carrière et demeure toujours une tête d’affiche à Hollywood, en plus d’être clairement identifiée comme une icône intouchable. Un exploit dans le cinéma américain, si avide à détruire ses plus splendides « créatures ». Seule Katharine Hepburn peut se vanter d’une telle longévité… Même Bette Davis avait pressenti en Meryl Streep une digne successeuse, dans un courrier personnel adressé à la jeune comédienne. Elle ne s’y est pas trompée.

Figure emblématique du cinéma, et incontestablement l’une des rares – peut-être même la seule – à avoir conquis autant de générations de cinéphiles, elle a su manier prendre des rôles avec les dents tout comme rebondir au moment opportun. Mais surtout elle a su exploiter un talent qui lui est propre : son génie du jeu, bien aidé par une mémoire photographique qui lui permet d’apprendre un texte à grande vitesse. Au-delà de l’âge, des tendances, de toutes ces marques du temps et de quelques incontournables traversées du désert suivies de brillants retours, elle a su séduire les plus grands cinéastes, des réalisatrices en manque de reconnaissance, des auteurs émergeants et des publics variés.

À distance

Grâce à sa prestance et à la maîtrise de son art – toujours aussi énigmatique – elle parvient à crever l’écran en un humble geste, à serrer nos gorges sans outrances, à nous porter du rire aux larmes, et vice-versa, avec toujours autant d’exaltation. Un miracle ? Elle-même l’affirme de pied ferme.

Surtout lorsqu’on sait que Streep a toujours marqué ses distances avec la Babylone hollywoodienne, privilégiant toujours sa vie privée, sa vie de famille, de mère – comme elle se plait souvent à le rappeler – loin des frasques californiennes. Acquiesçons, mais tout en nuances. Sa vie dans la Big Apple lui aura permis de rester en phase avec ce qu’elle est vraiment : une femme curieuse des autres qui, avant tout, aime la simplicité. Et surtout une bonne camarade : on ne compte plus le nombre de partenaires qui rendent hommage à son talent ou qui la remercient personnellement pour son aide.

C’est à New York qu’elle se nourrit de ses premiers amours et de ses premières révélations : la scène, l’opéra, la comédie musicale, sa passion pour les costumes, la décoration, pour la musique (à partir de laquelle elle compose chacun de ses rôles), de ses premiers succès sur les planches du Vassar College (dans « Mademoiselle Julie » et « Un tramway nommé Désir »), à Broadway, simultanément sous la direction la direction d’Arthur Miller (« A Memory of Two Mondays ») et de Tennessee Williams (« 27 Wagons Full of Cotton ») pour ne citer qu’eux. Sans oublier ses performances au Lincoln Center (« Trelawney of the Wells », au Shakespeare Festival et à l’affiche de productions off-Brodway comme « Alice at the Palace » » » qui lui valu de remporter un Obie Award.

Fluidité des genres

L’éloge de Meryl Streep, actrice, ne serait se résumer à ses plus grands rôles dans ses plus grands films. Bien sûr, il y a eu des écueils, quelques choix discutables d’un point de vue qualitatif, nombre de fresques moyennes et personnages archétypes. Trop de mélos ? Trop d’impossibles idylles ? Trop de redites ? La Mrs. Dalloway par excellence ? Certainement. Mais elle a aussi surclassé toutes ses consœurs avec un instinct de survie hors du commun dans cette profession, passant du biopic à la comédie, du musical au thriller, du mélodrame au fantastique, sans jamais que cela nous choque. Assumant ses flops, revenant conquérante avec ses hits, la Streep nous tease à chaque sortie : « regardez de quoi je suis capable! » Il n’y a bien qu’une Deneuve, six ans de plus (et quinze ans de filmo en supplément), pour être capable encore aujourd’hui d’une telle audace.

« Meryl doit être un de ces phénomènes comme Garbo. Cela n’arrive qu’une fois dans une génération » rappelait Mike Nichols.

Assurément, Meryl Streep est une des plus grandes actrices de composition de toute sa génération. Elle mérite bien sa Palme d’or d’honneur au Festival de Cannes 2024, 35 ans après son prix d’interprétation pour Un cri dans la nuit de l’australien Fred Schepisi. Les honneurs, elle connaît. Elle en décerne beaucoup, jamais avare pour monter sur scène pour remettre une récompense en théâtre, télévision, cinéma ou musique. Elle en a elle-même reçu une flopée. Un record de 21 nominations aux Oscars (dont 17 en tant que meilleure actrice) pour trois statuettes (deux fois meilleure actrice, une fois meilleur second-rôle féminin). Deux British Awards et autant de Screen Actors Guild Awards. Une razzia de Golden Globes : trois en meilleure actrice dans un film dramatique, deux en meilleure actrice dans une comédie ou un musical, deux en meilleure actrice dans un second-rôle, une en meilleure actruce dans une mini série, sur un record de 33 nominations. Outre son prix cannois, elle a reçu un Ours d’argent de la meilleure actrice à Berlin, qui la couronne aussi d’un Ours d’or d’honneur. On ajoute un César d’honneur, cinq nominations aux Emmy Awards (trois fois gagnante), six nominations aux Grammy Awards, une nomination aux Tony Awards… N’en jetez plus : la liste est très longue.

Comique Streep

C’est dire sa domination dans son métier. Voilà déjà bien longtemps que la comédienne est devenue une icône. On la dit perfectionniste. Sans aller jusque là, reconnaissons que le pilier de sa carrière aura aussi été celui des temps confortables, alors qu’elle excellait à corps et âme perdus au mélodrame. Sans grandes prises de risques ? Streep est arrivé tardivement au cinéma divertissant. Il faut même attendre La mort vous va si bien, en 1992, pour qu’elle prouve son talent pour la comédie. Un rôle de yuppie aussi fardée que décomposée. Une comédie fantastique honnête qui a le mérite de faire exploser l’autre Meryl : celle qui nous fait jubiler lorsqu’elle devient vaudevillesque ou démoniaque.

La comédie est sans doute ce qui lui a facilité les choses pour perdurer. Ni sex-symbol, ni comique d’origine, la Lady hollywoodienne n’était pas forcément vue comme une reine du screwball ou du délire. Elle ose y mettre un pied en 1989 avec She-Devil de Susan Seidelman. Mais ses incursions dans le genre restent rares. Après La mort vous va si bien où elle se moque ouvertement de l’obsession du rajeunissement à Hollywood, il faut attendre 2006 avec son personnage culte de Miranda Priestly, avatar fictionnel de la célèbre Anna Wintour, dans Le diable s’habille en Prada. Autoritaire, insupportable, diva, capricieuse, exigente, perverse, toxique, égocentrique… Streep régale le public et démontre à l’industrie qu’une actrice peut être charismatique et bankable à plus de 50 ans.

Elle précise sa méthode pour être cette femme vers qui tous les regards convergent : « C’est une leçon que j’ai apprise à l’école de théâtre : le professeur demande, comment incarner une reine ? Et tout le monde répond, « C’est une question de posture et d’autorité. » Et ils disent, non, c’est la manière dont l’atmosphère de la pièce change lorsque vous entrez. Et après, c’est le travail des autres. »

Dans le genre comique, plus romantique et musical, elle rayonne tout autant dans l’adaptation du musical Mamma Mia! de Phylida Lloyd, chantant du Abba à tue-tête dans une île grecque paradisiaque. Sinon, elle s’amuse dans des films aux allures plus dramatiques, flirtant avec l’outrance, la sorcellerie ou la douce folie, amenant la touche drôlatique salutaire comme dans Into the Woods et Le retour de Mary Poppins, tous deux de Rob Marshall, La grande traversée de Steven Soderbergh ou Don’t Look Up : déni cosmique d’Adam McKay, en présidente trumpienne finissant à poil pour se faire croquer pas une grosse bestiole sur une exoplanète.

Consciente malgré tout que l’écosytème n’est pas très favorable aux femmes ménopausées, elle réussit à trouver des films qui peuvent trouver écho auprès du grand public. Des films familiaux comme le conte fantastique Les désastreuses aventures des orphelins Baudelaire ou le film d’animation Fantastic Mr Fox, des thrillers et films d’action tels La mort aux enchères, La rivière sauvage, Un crime dans la tête ou The Giver, ou des séries télévisées aussi diverses que Big Little Lies et Only Murders in the Building.

Toutes les femmes de nos vies

Elle s’empare aussi avec abnégation de personnages réels. De quoi admirer son goût pour la métamorphose, son excellence à travailler sa voix et ses accents, sa détermination à devenir l’autre : Karen Silkwood dans Le mystère Silkwood de Mike Nichols, Karen Blixen dans Out of Africa de Sydney Pollack, Margaret Thatcher dans La dame de fer de Phyllida Lloyd, Emmeline Pankhurst dans Les suffragettes de Sarah Gavron, Florence Foster Jenkins dans le film éponyme de Stephen Frears ou encore Katharine Graham dans Pentagon Papers (The Post) de Steven Spielberg.

Meryl Streep est de ces rares actrices à l’énergie intacte et entièrement communicative. Elle a ainsi incarné toutes les femmes, de toutes les couches sociales. Leader, tante acariâtre ou bienveillante, patronne, veuve, épouse, amante, mère, amoureuse, bourgeoise, ouvrière, chic, déchue, vertueuse, ridicule, modeste, égarée, activiste, candide ou despotique. Dame de pique ou dame de cœur.

De l’altruisme à la monstruosité, de l’authenticité parfaite aux chimères salvatrices, de ces incicatrisables douleurs au bonheur des plus superficiels, ad minima rêvés… Pas étonnant que ces couples idylliques, que ses rôles d’écrivains, d’artistes et d’aventurière lui aillent si bien ! Elle est de ces actrices polymorphes qui, bien plus que d’interpréter, font don d’elles-mêmes face à la caméra, sans trop se sacrifier. « Il n’y a pas de souffrance ! Vous savez, même quand vous jouez ‘Mère Courage’, même si vous traversez des évènements extrêmement douloureux, des scènes de profondes tristesse, ou d’immense désespoir, vous vous sentez intensément vivante. L’art de ressentir ne s’arrête pas à moi. Je le fais sortir de moi ; je le communique au spectateur. Je suis un vecteur d’émotions. Une courroie de transmission ».

La quête de l’alchimie

Une Rolls-Royce pour les cinéastes : Zinnemann, Cimino, Allen, Pakula, Nichols (quatre fois), Pollack, Babenco, Zemeckis, Eastwood, Schroeder, Craven, Jonze, Demme, Altman, Redford, Ephron, Noyce, Spielberg, Gerwig, Soderbergh… Beau tableau de chasse pour l’actrice. Onze d’entre eux ont eu un Oscar du meilleur réalisateur.

« J’attends des metteurs en scène qu’ils soient très surs de la justesse de leur décision, de leur vision. Ca n’empêche pas les discussions, les désaccords. S’ils y a discussion, c’est la preuve qu’ils ont une idée précise de ce qu’ils veulent faire. Les réalisateurs qui acceptent sans rechigner toutes vos propositions sont faibles. En fait, quand un scénario vous plait, ensuite, c’est une question d’alchimie entre vous, le réalisateur et, bien sûr, vos partenaires».

Question de choix. Tout, absolument tout chez Meryl Streep – de ses engagements personnels à son image médiatique, depuis sa fulgurante ascension au début des années 80 – à la ville comme à la scène, restera motivé par sa boulimie d’émotions sincères et de soif de mouvements.

C’est ce qu’elle recherche toujours sur un plateau, avant et après le clap: tisser une relation alchimique, que ce soit avec une star de son rang ou des jeunes partenaires, dans un rôle principal ou dans un second-rôle. À cela on ajoute son énigmatique beauté à l’écran. Le port altier d’un mannequin, le visage caméléon, qui peut être dur comme suave, celui d’un tableau de la renaissance, la gestuelle précise d’une danseuse et la technique minutieuse du jeu hérité du théâtre : Meryl Streep fascine plus qu’elle ne séduit. Héroïne romantique plus qu’objet de fantasme (elle n’a d’ailleurs jamais tenté de redresser son nez dévié). Femme discrète et secrète, mais jamais hautaine en public. S’amusant volontiers : pour un selfie légendaire aux Oscars ou avec ses amis, feu Robin Williams ou Martin Short.

La douleur

Pourtant, on devine les blessures. Sa première grande histoire d’amour avec l’acteur John Cazale, atteint d’un cancer inguérissable. Pour rester à ses côtés, elle accepte de tourner Voyage au bout de l’enfer en 1978. « Je ne m’en suis pas remise. Je ne veux pas m’en remettre. Peu importe ce que vous faites, la douleur est toujours là, quelque part dans un recoin de votre esprit, et elle affecte tout ce qui se passe ensuite. Je pense que vous pouvez assimiler la douleur et continuer sans en faire une obsession. »

L’année du deuil, elle trouve le complice d’une vie avec un sculpteur, Don Gummer. Quatre enfants au compteur. Et une séparation amicale juste avant leur quarante ans de mariage.

Si le cinéma s’est emparé d’elle, ce sont les planches new yorkaises qui l’ont fait connaître. Elle s’est jeté à corps perdu dans les pièces et spectacles de Stephen Sondheim, Tennessee Williams, Arthur Miller, Shakespeare (plusieurs fois), Anton Tchekov, ou Bertolt Brecht.

Qui pouvait croire qu’une fille de pharmacien presbytérien du New Jersey, à une heure de Broadway, allait conquérir la planète?

À l’instar de Florence Foster Jenkins, mais avec un talent évident la concernant, elle rêve de devenir cantatrice. Elle sort diplômée en art dramatique au Vassar College, d’où sortent également Jane Fonda, Anne Hathaway, Lisa Kudrow, Noah Baumbach, et Katherine Graham, la patronne du Washington Post qu’elle a incarné pour Spielberg. Elle poursuit sa formation à Yale, avec pour camarades de promo une certaine Sigourney Weaver.

Women Power

Politiquement, elle ne cache pas ses sympathies pour le parti Démocrate et ses idées de gauche, attaquant bille en tête Donald Trump lors de son discours lé-gen-daire et engagé aux Golden Globes en 2017. Alors président des Etats-Unis, Trump l’avait qualifiée, mauvais joueur, d’une « des actrices les plus surestimées d’Hollywood« . Elle est aussi très féministe, et pas seulement dans les discours où elle rappelle toujours les inégalités entre les deux sexes. Elle a aussi reversé son salaire de La dame de fer au Women’s History Museum.

En regardant bien sa filmographie, elle est également l’une des rares stars à avoir tourné avec de nombreuses réalisatrices (Seidelman, Lloyd, Ephron, Meyers, Gavron, Gerwig, Arnold…). « En m’appuyant sur ma propre expérience avec des réalisateurs et réalisatrices, les gens ont beaucoup plus de mal à accepter un ordre direct d’une femme. C’est, pour une raison quelconque, très difficile pour eux » explique-t-elle pour s’interroger sur cette énième inégalité. Elle a également souvent choisi des personnages de femmes dominantes ou émancipées, pas forcément conformistes. Elle a su, enfin, être l’égal des hommes avec son nom en haut de l’affiche.

Débuts fulgurents

Meryl Streep apparaît sur les grands écrans dans un film de guerre, Julia, en 1977. On la repère davantage dans un autre film de guerre, Voyage au bout de l’enfer, avec un rôle réécrit pour elle, l’année suivante, puis dans le chef d’œuvre de Woody Allen, Manhattan, en 1979. Elle y est une jeune divorcée bisexuelle au milieu d’un tourbillon de la vie de new yorkais désenchantés. Déjà sa grâce et son génie attirent le regard des spectateurs. Une jeune actrice américaine, douée, qui parvient à s’imposer au milieu de Jane Fonda, Vanessa Redgrave, Robert de Niro, Christopher Walken, Diane Keaton…

La même année que Manhattan, à peine trente ans, elle interprète une autre épouse divorcée, celle de Dustin Hoffman, dans le conflictuel Kramer contre Kramer. Elle obtient le rôle convoité par Kate Jackson, Ali MacGraw, Jane Fonda, et Faye Dunaway. À l’origine, elle devait jouer un personnage secondaire. Mais lors des auditions, elle rafle la mise face à la star, Dustin Hoffman, au réalisateur et au producteur. De cette femme décrite comme une ogresse antipathique dans le livre, elle va en faire une mère plus compassionnelle. Elle réécrit elle-même sa grande scène du tribunal. Pourtant, le tournage se déroule dans la douleur. Trop perfectionniste, Dustin Hoffman s’est révélé monstrueux et violent avec sa partenaire, afin d’être comme son personnage… Mauvais souvenir. Le succès est au rendez-vous au box office. Tous, y compris Hoffman, loue la puissance dramatique de l’actrice. De quoi la positionner parmi les actrices montantes, en parallèle de Sigourney Weaver, qui a finalement été la Ripley dans Alien, Goldie Hawn, sa rivale excentrique de La mort vous va si bien, et Jessica Lange, qui a été lancée par King Kong après le refus de Streep de jouer le rôle féminin du blockbuster.

Il est à noter que l’actrice a refusé peu de rôles proposés dans sa carrière. Outre Alien et King Kong, on sait qu’elle a passé la main à Lauren Hutton pour American Gigolo, à Emma Thompson pour Les vestiges du jour et à Cate Blanchett pour Elizabeth.

Tropisme mélodramatique

Parfois, elle a aussi des regrets. Avec La maîtresse du Lieutenant français, deux histoires amoureuses en un film, on comprend bien ses goûts pour un certain cinéma classique et dramatique, avec ses belles histoires romantiques. Cependant, elle affirme qu’il s’agit du rôle qu’elle aime le moins de toute sa carrière, trouvant le scénario trop artificiel et confiant qu’elle n’avait jamais su trouver la clé pour comprendre ce double personnage.

On note cependant que l’actrice a beaucoup moins de flair dès qu’elle sort de ce registre, que ce soit avec le film politique La Vie privée d’un sénateur, le thriller psychologique La Mort aux enchères, le mélo à l’ancienne Falling in Love ou encore le drame psychologique très convenu, Plenty. Quatre flops.

À l’inverse, dès qu’elle embrasse des projets plus sensibles, plus tragiques, et moins formatés, elle s’intrônise comme la plus grande comédienne de son époque.

Ainsi, Le choix de Sophie, où elle est une rescapée d’Auschwitz hantée par ses douloureux secrets. Difficile de résister au récit, saisissant d’effroi, et à sa performance, toute en subtilité. Logiquement, elle reçoit son premier Oscar de la meilleure actrice. Cette performance reste encore aujourd’hui l’une des plus impressionnantes du cinéma américain.

De même, Le mystère Silkwood, où elle joue les lanceuses d’alerte et syndicaliste dans une centrale nucléaire. Une histoire vraie (et une fois de plus fatale) qui reste l’un des grands films politiques américains de cette époque.

Danish Girl

Mais c’est en 1985, que Meryl Streep devient plus qu’une grande comédienne trentenaire. Une star est née, en Afrique. « J’avais une ferme en Afrique au pied des collines Ngong. »

On entend déjà la musique lanscinante et lyrique de John Barry. On revoit le survol de la savane avec Robert Redford en pilote. La vie de la danoise Karen Blixen, portée à l’écran par Sydney Pollack, est une fresque à la David Lean, irrésistible. Meryl Streep trouve ici son premier personnage de femme mariée, infidèle et passionnée, nous envoûtant avec sa voix off mélodieuse, et nous emmenant dans un décor non pas exotique mais fantasmagorique. Out of Africa est épique, comme son succès en salles. Bien sûr, le film a la saveur de ces grandes épopées romanesques comme Hollywood aimait les faire avant les années 1970. Mais une femme qui conquiert les hommes jusqu’à être la guest of honor d’un club masculin sexiste.

Dans l’inconscient cinéphile, c’est bien ce film là qui marque d’une pierre angulaire la filmographie de l’actrice. Un premier grand rôle populaire, dans le genre qui lui convient le mieux. Ironiquement, elle va connaître sa première traversée du désert, tandis que Glenn Close, Kathleen Turner, Michelle Pfeiffer, Demi Moore, Meg Ryan, Melanie Griffith, Cher, Susan Sarandon, Jodie Foster et Julia Roberts vont enchaîner les succès.

Le rire lui va si bien

La brûlure, fausse rom-com, et Ironweed, drame SDF, tous deux avec Jack Nicholson, sont des bides. Un cri dans la nuit, inspiré d’une horrible histoire vraie, cumulé à une erreur judiciaire majeure, prouve une fois de plus la maestria de l’actrice. Mais le public ne suit pas. Pour ses premiers pas dans la comédie, She-devil, elle ne convainc pas plus. Le film autobiographique scénarisé par son amie Carrie Fisher (Meryl est la marraine de sa fille), Bons Baisers d’Hollywood, fait un peu plus l’événement grâce à son sujet très « inside Hollywood ». Et Rendez-vous au paradis confirme que la grande Streep se banalise dans des films sans envergure.

Il faut tout le goût de la farce de Zemeckis et de l’autodérision des actrices (Goldie Hawn et Meryl Streep en ennemies intimes façon Qui a tué Baby Jane?) pour que La mort vous va si bien redonne des couleurs à la carrière de l’actrice. On pourrait paraphraser ce slogan utilisé pour Greta Garbo dans Ninotchka : au moins, elle sait faire rire.

Dans ces années 1990, elle galère à trouver des bons films. Nota bene : c’est aussi la plus longue période où Meryl Streep ne fut pas nommée aux Oscars, de 1990 à 1995. Les drames oubliables ou overdosés en pathos comme La maison des esprits, Le Poids du déshonneur, Simples Secrets (avec le jeune DiCaprio), Contre-jour ou Les Moissons d’Irlande sont autant d’échecs critiques et publics. Son nom reste vendeur en haut de l’affiche, mais cela ne suffit plus pour garantir la qualité d’un film. Et même, en explorant un autre genre, comme avec La Rivière sauvage, thriller d’aventures déjà vu, elle convainc à moitié.

Amour à l’italienne

Une exception la sauve de la chute libre qui menace si souvent les actrices quadras américaines. Clint Eastwood lui propose d’être sa muse dans Sur la route de Madison. Mélo impeccable et hypersensible, elle retrouve là un rôle à sa mesure (et un succès mondial). À l’origine, cette Francesca qui a une liaison avec un grand photographe devait être incarnée par Catherine Deneuve puis Isabella Rossellini. Evidemment, Streep est aujourd’hui dans toutes les mémoires tant son interprétation et son alchimie avec le vieux Clint paraissent évidentes. Là encore, elle flirte avec le péché, loin des conventions sociétales. En parcourant sa filmographie, à l’inverse de sa vie privée, Meryl Streep n’est jamais heureuse dans le mariage et la vie familiale.

Si elle se voit voler le rôle convoité d’Evita par Madonna, elle parvient à surclasser la chanteuse pour être une femme devant reprendre sa carrière en main dans le banal La musique de mon cœur, qui ne touche pas grand monde. Au moins aura-t-elle appris le violon, à raison d’un apprentissage de six heures par jour pendant deux mois.

A l’aube du nouveau siècle, Meryl Streep semble out. Elle va alors réorienter ses choix entre des gros budgets à potentiel populaire et des films plus singuliers, loin de ses sentiers battus.

Prada et Abba

Dans la première catégorie, elle accepte les second-rôles : sénatrice et mère manipulatrice dans le remake Un crime dans la tête, thriller politique efficace, tante traumatisée et obsessionnelle dans Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire, voix vedette de films comme A.I. Intelligence artificielle, Lucas, fourmi malgré lui ou Fantastic Mr. Fox, sorcière maléfique dans Into the Woods, tante fantasque dans Le Retour de Mary Poppins… Ces films séduisent le grand public. Mais, paradoxalement, c’est bien quand elle a le premier rôle qu’elle obtient ses succès les plus mémorables.

On l’a déjà souligné avec Le diable s’habille en Prada. Cheveux courts et blancs, regard assassin, affichant mépris et condescendance pour quiconque entraverait ses routines, ses caprices et contesterait ses choix, elle s’affirme non pas en reine de la mode mais bien en reine de l’écran. Dévorant tout crû tout ce qui l’entoure, sans une once de culpabilité. On jubile.

Dans un autre genre, la rom-com musicale, elle illumine un scénario balisé en se jetant avec joie dans ce délire abbaesque : Mamma Mia!. Meryl danse, Meryl chante (elle a appris dès l’âge de 12 ans). La Streep nous enchante avec ce ballet pop où elle peut être à la fois la mère inquiète, la copine joyeuse et l’ex troublée tout en hurlant des tubes seventies. 600M$ au box office mondial.

Et si la comédienne prouve qu’elle peut être drôle et légère, y compris dans des films flirtant davantage avec la satire ou le drame, il y a des genres qui lui échappent comme le thriller (The Giver, Lions et agneaux, Détention secrète, pourtant l’un de ses meilleurs films), le western (The Homesman), ou la comédie romantique (Prime, Tous les espoirs sont permis), Avide de tournages, elle a quelques choix malheureux comme les films musicaux The Last Show, ratage total, Ricki and the Flash et The Prom. Mais elle reste la grande Meryl, capable de sauver des scènes, de nous captiver même dans des réalisations insipides ou avec des histoires déjà vues.

Aux cuisines et au pouvoir

Et puis de temps en temps, la Reine Streep ressort le grand jeu. Dans des films comme Pas si simple, en boulangère qui renoue avec son mari divorcé. Un beau succès, et son plus gros cachet à date (un modeste montant de 7,5M$).

Dans pas mal de biopics aussi. Pas forcément de grandes mises en scène mais de belles mises en valeur de son talent de transformiste : cuisinière célèbre dans Julie et Julia, où elle a accepté de prendre pas mal de kilos pour le rôle, Première ministre dans La Dame de fer (et nouvel Oscar), activiste féministe dans Les Suffragettes, héritière mélomane dans Florence Foster Jenkins, etc. On préfère presque lorsqu’elle ne cherche pas à nous être sympathique. Sœur autoritaire dans Doute, mère toxique dans Un été à Osage County, avec une Julia Roberts qui la remet à sa place, Présidente incompétente dans Don’t Look Up. Elle en fait presque trop mais nous régale à chaque fois.

Au milieu de cette filmo éclectique et purement américaine, parfois, brille un grand film. Peu importe qu’il ait été un succès ou pas, récompensé ou non. Meryl Streep renoue avec des personnages qu’elle seule peut incarner, avec style et naturel.

Résilience

Ainsi Adaptation, de Spike Jonze, mise en abyme sur la création aussi géniale que déjantée, où la comédienne laisse libre cours à sa folie. De même Pentagon Papers (The Post), d’après l’histoire vraie du premier scoop politique et anti-Nixon du Washington Post. La réalisation stylée de Steven Spielberg éclaire de manière subtile et juste le jeu de l’actrice, femme de pouvoir malgré elle, subissant un sexisme dénigrant, et se révélant plus intelligente que les autres. L’actrice prend un immense plaisir à venir sur le tournage, qu’elle compare à un orchestre de jazz, avec ses solos et ses impros, mais aussi cette écoute et cette ouverture dans l’époque. Pour Spielberg, c’est encore plus clair : « Meryl est incontestablement la plus grande actrice en activité aujourd’hui en Amérique. Elle n’a pas d’égal.« 

Autres « papers », ceux du Panama, dans The Laundromat, de Steven Soderbergh, où elle se multiplie en trois personnages avec brio et facétie (elle avait déjà joué quatre personnages dans la fabuleuse mini-série Angels in America, qui lui a valu un Emmy amplement mérité). Et n’oublions pas qu’elle fut une superbe et bienveillante tante March dans Les Filles du docteur March de Greta Gerwig, royale vétérante au milieu d’un jeune casting quatre étoiles.

La résilience de Streep est bien de savoir alterner les premiers rôles et les seconds, les films d’auteur originaux et les productions hollywoodiennes plus classiques, les petits et les gros budgets, les films familiaux et ceux plus pointus pour les cinéphiles. Avec ses hauts et ses bas, comme pour tous les interprètes, sa carrière s’avère unique parce qu’elle s’étale dans un temps long, avec différentes générations d’auteurs, des histoires historiques ou contemporaines. Mais pa seulement.

A Room of One’s Own

Dès que Meryl Streep apparait à l’image, le mystère s’épaissit. Pourquoi sa seule présence modifie notre perception d’un film, d’une séquence, donnant de la valeur à un scénario pas forcément palpitant ou à une mise en scène sans inspiration?

C’est à cela qu’on reconnaît les légendes du cinéma : leur charisme et leur générosité. La caméra les aime mais eux pensent déjà aux yeux des spectateurs qui vont devoir croire à un personnage, réel ou fictif, iconoclaste ou ordinaire.

Si dans la mémoire des cinéphiles, Meryl Streep est symbolisée par une danoise amoureuse dans Out of Africa et une italienne romantique dans Sur les ponts de Madison, si elle est à jamais la supérieure Miranda (Le diable s’habille en Prada) et la libre Donna (Mamma Mia!, « the winner takes it all » après tout), il y a un autre rôle qui a marqué les esprits…

En 2002, elle est Clarissa Vaughan dans The Hours de Stephen Daldry. Une histoire transgénérationnelle qui débute avec l’écriture de Mrs Dalloway par Virginia Woolf (Nicole Kidman) pour aboutir à la crise existentielle d’une éditrice new yorkaise homosexuelle (Meryl Streep).

La musique de Philip Glass, l’histoire en trois époques, la mélancolie pregnante qui traverse tout le récit, l’intelligence de cette déclinaison d’un roman culte de l’écrivaine britannique, le casting première classe : tout contribue à en faire un film mémorable sur la sororité malgré son atmosphère morbide. La Streep n’est pas ménagée : son couple bat de l’aile, son meilleur ami meurt du Sida, le conflit avec sa fille n’arrange rien. La première phrase du livre : « Mrs Dalloway dit qu’elle irait acheter les fleurs elle-même. » Clarissa est une Mrs Dalloway moderne, qui s’interroge sur le bonheur et s’enlise dans une existence futile. Le rôle idoine pour une femme très éloignée de ses personnages.

« J’ai une croyance, je suppose, en la puissance de l’effort collectif humain – le meilleur de nous-mêmes. Dans l’amour, l’espoir et l’optimisme – vous savez, ces choses magiques qui semblent inexplicables. Pourquoi sommes-nous comme nous sommes. J’ai vraiment le sentiment d’essayer de rendre les choses meilleures. Mais d’où cela vient-il ? » confiait l’actrice quand on lui parle du temps qui passe.

« Always the years between us. Always the years. Always the love. Always the hours. » Always the movies.