Cannes 2024 | Grand tour : Miguel Gomes entre fulgurances formelles et tentation du pittoresque

Cannes 2024 | Grand tour : Miguel Gomes entre fulgurances formelles et tentation du pittoresque

Rangoon, Birmanie, 1917. Edward, fonctionnaire de l’Empire britannique, s’enfuit le jour où il devait épouser sa fiancée Molly. Déterminée à se marier, Molly part à la recherche d’Edward et suit les traces de son Grand Tour à travers l’Asie.

Dans Grand tour, un personnage évoque un morceau de musique qui porte deux noms différents selon le village dont on est originaire. Dans le premier, il est connu sous le titre Passion sans fin. Dans le second, on l’appelle Tristesse infinie. Cette dualité, en apparence cocasse et amusante, est au cœur du film, qui ne cesse de jouer du caractère double de ce qu’il montre et raconte. 

Double régime d’images, bien sûr, puisque s’entremêlent une partie fictionnelle tournée en studio (et censée se dérouler en 1918 dans différents pays du continent asiatiques) et une partie documentaire, captée par le cinéaste lui-même lors d’un voyage en Asie en 2020. Double narration également, puisque l’on suit – dans deux volets distincts – deux personnages effectuant le même trajet : un homme fuyant sa fiancée venue l’épouser, et ladite fiancée essayant de le rattraper. Double regard, puisque les actions des personnages sont tantôt mises en scènes à l’écran, tantôt narrées et commentées en voix off. Double tonalité enfin puisque le film commence comme une comédie et s’achève avec des accents de mélodrame. 

Expressionnisme et audaces

Toute la question est de savoir ce que Miguel Gomes fait d’une construction si brillante. Sur un plan cinématographique, il faut bien reconnaître qu’il fait plutôt des merveilles, en recourant à un langage cinématographique résolument expressionniste qui travaille le cadre et le hors-champ, et recourt à des effets souvent marquants, comme une fermeture à l’iris sur un télégramme, ou des jeux de surimpression qui réunissent toutes les époques dans une même image. La musique apporte une note lyrique, enjouée et aventureuse, qui épouse le romanesque des situations. 

Très habilement, Gomes montre très peu ces aventures romanesques, qui nous sont racontées en voix-off, dans un passionnant jeu autour du récit et de la narration (montrer ce qui n’est pas raconté, raconter ce qui reste caché) qui est l’une des marques de fabrique du réalisateur. Cela crée à tout moment une sensation de décalage et d’humour, une distance qui prend en charge d’abord la tonalité comique (façon screwball comédie) avant de basculer lentement dans le drame lorsque le contraste entre le récit et les images se réduit. 

Dissonances

On peut être plus dubitatif sur le fond du film, qui ne prend pas complètement en charge la question de l’exotisme au centre de la tradition du “Grand tour”, périple prisé par les Occidentaux du début du XXe siècle à travers le continent asiatique. Il s’amuse, bien sûr, d’une forme de colonialisme culturel (généralement incarné par le cinéma américain) en faisant parler portugais à ses différents personnages pourtant censés être britanniques. Les voix-off, elles, évoluent en fonction du lieu où se situe l’action, dans une volonté de dissonance. 

Mais c’est dans le traitement de l’époque et du rapport des personnages aux lieux qu’ils traversent, que plane parfois une certaine tentation au pittoresque, voire au cliché, à travers les interludes de marionnettes ou de théâtre d’ombre. Les séquences de rue, et plus précisément de circulation, s’inscrivent également dans la veine d’une imagerie classique lorsqu’il s’agit des grandes villes asiatiques. L’effet d’anachronisme s’en amuse, mais n’en change pas fondamentalement la portée. La colonisation et ses effets sont comme des éléments de décor parmi d’autres, sur lesquels le film ne porte pas de regard particulier. Comme si le cinéaste se laissait emporter par la dimension romanesque qu’il a lui-même mise en place, sans parvenir à s’en extraire pour ajouter un sens plus profond à ses images. Aussi séduit soit-on par l’esthétique du film et par sa démarche en matière de narration, on a ainsi le sentiment d’un Miguel Gomes en demi-teinte, et certainement pas au niveau de ses grands œuvres, de Tabou aux Mille et une nuits.

Fiche technique
Grand tour
Cannes 2024. Compétition.
2h08
Avec Crista Alfaiate, Gonçalo Waddington, Cláudio da Silva, Lang Khê Tran...
Réalisation : Miguel Gomes
Scénario : Telmo Churro, Maureen Fazendeiro, Miguel Gomes et Babu Targino
Distribution : Tandem / Shellac