Cannes 2021 | Annette, Onoda, Ouistreham, Robuste : quand les films d’ouverture donnent le ton

Cannes 2021 | Annette, Onoda, Ouistreham, Robuste : quand les films d’ouverture donnent le ton

Qu’est-ce qu’un bon film d’ouverture ? Question en apparence anodine, qui ne manque pourtant pas de préoccuper tout organisateur de festival, à Cannes comme ailleurs. Car, symboliquement, le premier film présenté doit faire l’événement, et signifier aux festivaliers qu’ils sont au bon endroit, au bon moment, en train de vivre une séance qui fera date. Tout ceux qui l’ont vécu se souviennent de Moulin rouge de Baz Luhrman en 2001, avec Nicole Kidman faisant le show sur les marches. Moins évident pour le Fanfan la tulipe de Gérard Krawczyk en 2003… 

Mieux vaut donc un film avec des stars, et de préférence attendu aussi bien du public que des professionnels, tout en restant dans le domaine autorisé du « cinéma d’auteur ». Ces dernières années, The dead don’t die de Jim Jarmusch ou Moonrise kingdom de Wes Anderson, par exemple, remplissaient parfaitement cet office. On se souvient aussi avec émotion de Là-Haut de Pete Docter et Bob Peterson, formidable feel-good movie réconciliant vision d’auteur et cinéma populaire.

Mais au-delà de cette attraction naturelle qu’il exerce sur le public, le film d’ouverture doit surtout être envisagé comme l’élément fondateur d’une édition. Celui qui en donne le ton, et même le tempo. 

En cela, les 4 sections cannoises avaient cette année fait des choix tranchés, correspondant assez justement à la sensibilité de chacune. Même si l’on est en droit d’avoir des réserves sur Annette de Léos Carax, qui a ouvert la sélection officielle (voir notre critique), il faut reconnaître que la séquence d’ouverture du film est ce que l’on a vu de mieux depuis longtemps en terme de dynamique et de regard méta sur la fameuse « magie du cinéma » rabâchée jusqu’à la nausée. D’autant que « So may we start ? » est probablement la phrase que l’on aura eu le plus envie de prononcer en amont de cette 74e édition. 

L’Officielle se place ainsi à la fois sous le signe d’une cinéphile pointue (Léos Carax n’est pas Gérard Krwxzyk, on s’en sera aperçu) et d’un rapport joyeux et enchanté au cinéma, par le choix d’une comédie musicale portée par un groupe mythique, les Sparks. Il satisfait, voire réconcilie, ainsi d’un même mouvement les tenants d’un cinéma qui se doit de réfléchir sur lui-même et ceux qui ont surtout envie d’en prendre plein les yeux (et les oreilles). 

Stratégie passablement différente à la Quinzaine des Réalisateurs qui, au contraire de sa sélection intrigante et audacieuse, mise sur une valeur sûre pour son ouverture, avec la combinaison réalisateur et écrivain français identifié (Emmanuel Carrère), adaptation d’un livre à succès (le récit autobiographique Quai de Ouistreham de Florence Aubenas), et star internationale au casting (Juliette Binoche). 

L’équipe de Ouistreham | Christine Tamale

Ouistreham est pourtant une profession de foi intéressante de la part de la Quinzaine, en ancrant sa sélection 2021 dans les réalités sociales contemporaines, et en interpellant le festivalier sur sa propre position dans cet ordre social. Comme l’héroïne, qui expérimente de l’intérieur l’existence d’une femme de ménage exploitée, mais peut à tout moment arrêter l’expérience et retrouver sa vie confortable, le spectateur se retrouve en effet témoin empathique des difficultés rencontrées par ces personnages, mais aussi complice de cette réalité (à votre avis, qui nettoie les salles de cinéma après chaque séance ?).

Par le choix de ce film d’ouverture, la section parallèle pointe du doigt le rapport ambivalent qu’entretiennent les classes aisées avec les classes les plus modestes de la population, et refuse d’emblée la posture d’un cinéma « social » qui se contente de dénoncer sans jamais réfléchir à des solutions, tout comme la réaction banale du spectateur qui pleure devant l’écran sans faire le lien avec son propre comportement une fois la lumière rallumée.

La Semaine de la Critique, elle, a fait un choix plus feutré, avec Robuste de Constance Meyer, une comédie tendre qui oscille entre un regard « méta » sur le cinéma (via le personnage masculin principal, un acteur célèbre râleur et misanthrope incarné par Gérard Depardieu) et le portrait délicat de deux solitudes qui se rencontrent. C’est également un pari sur l’avenir, puisqu’il s’agit d’un premier long métrage, avec ce que cela comporte de failles et de fragilités, d’autant qu’il s’empare de motifs plutôt classiques : la rencontre entre deux êtres que tout semble opposer. 

Un récit doux amer, qui évite beaucoup de pièges, et propose deux très belles prestations de comédiens. On n’en attendait pas moins de Gérard Depardieu, qui n’a pas l’air d’avoir besoin de beaucoup se forcer pour entrer dans le personnage, et la formidable Déborah Lukumuena lui tient tête avec un aplomb formidable. On peut presque faire une lecture post-COVID du film, qui est comme un hymne aux rapports humains les plus simples et spontanés, ceux dont la pandémie nous a finalement le plus privés. 

Enfin, Un Certain Regard joue la carte d’un cinéma d’aventures exigeant et puissant avec Onoda, 10 000 nuits dans la jungle d’Arthur Harari, fresque historique dense et habitée qui nous emmène sur les pas de Hiroo Onoda, soldat japonais posté dans une petite île du Pacifique, qui nie la capitulation du Japon en 45 et poursuit la « guerre secrète » avec une poignée d’hommes, puis totalement seul, jusqu’en 1974. Pendant plus de 2h40, on s’attache au pas de cet homme qui, par la simple force de sa conviction, fait subsister un petit morceau d’empire japonais victorieux au beau milieu de la jungle, et incarne la loyauté absolue, entre folie et abnégation.

Le souffle épique du récit n’empêche en effet pas le réalisateur de brosser un portrait ambigu de son personnage principal, dont le destin risque de hanter longtemps le spectateur, le faisant s’interroger sur les notions d’obéissance et de renoncement. Le film explore avec fièvre ce territoire incertain entre la soumission réelle et le désir de croire à tout prix pour ne pas perdre son unique raison de vivre.

Très romanesque, presque trop parfois, tant son récit fourmille de rebondissements et de sommets dramatiques, Onoda est ainsi un très beau choix pour la section Un Certain regard, lieu traditionnel d’un cinéma fort et engagé, mêlant propositions esthétiques et sujets ouverts sur le monde. 

On a alors le sentiment, bien que le Festival vienne à peine de commencer, que ces films d’ouverture nous portent un message primordial : le cinéma, malgré la pandémie, est bien vivant, toujours en recherche de nouvelles formes, de nouvelles traces d’humanité, et plus que jamais désireux de porter sur notre société un regard qui ne soit pas seulement passif, mais amène aussi bien à l’action qu’à la réflexion.