Marie-Ange Luciani est la productrice de 120 battements par minute (Grand prix du jury à Cannes) et coproductrice d’Anatomie d’une chute (Palme d’or en mai dernier). Avec sa société Les films de Pierre, la voilà parmi les producteurs indépendants les plus côtés. Rencontrée au Festival international du film de Biarritz « Nouvelles Vagues », où elle livrait une masterclasse, enthousiaste et généreuse, elle évoque pour notre revue son métier, méconnu, ses relations avec Robin Campillo, et le tournage compliqué de L’île rouge, sorti en salles fin mai, avec Justine Triet, et son rapport avec le cinéma. De quoi échanger également sur les menaces qui pèsent sur la diversité et l’exception culturelle.
Est-ce que le métier de producteur est difficile aujourd’hui?
Je trouve que j’ai de la chance. Il y a des métiers plus durs que le mien… Ce n’est pas l’usine. Je travaille comme un artisan. Je veux être présente à chaque étape, mais c’est le cas de tous les producteurs. C’est un métier très peu connu parce que nous restons dans l’ombre.
Comment définiriez-vous votre métier?
Un producteur ne va pas seulement chercher de l’argent. Sur le scénario, lors du développement du film, il est très présent. Les grands producteurs américains comme les producteurs indépendants sont impliqués jusqu’au bout, avec le visionnage des rushs. Je ne sais pas pourquoi tout ça, au fil du temps, s’est effacé. Nous sommes perçus comme des gens derrière notre bureau, avec une calculatrice, et ne travailler que sur des chiffres. Mais, en fait, on travaille vraiment main dans la main avec le réalisateur et la première étape, c’est vraiment le scénario. Un producteur, c’est quelqu’un qui accompagne le film du début à la fin. Je ne connais aucun producteur autour de moi qui ne lise pas les scénarios, qui ne fasse pas du ping pong avec le réalisateur, qui ne regarde pas les rushs pendant le tournage, qui ne vienne pas au montage pour donner son avis. Cela concerne aussi le casting. Il se fait toujours avec le producteur, même si c’est le réalisateur qui a le dernier mot. En France, le casting génère le financement.
« J’aime quand ça tape juste sur les questions contemporaines. »
Ce qui explique pourquoi vous ne tournez pas plus de deux films par an…
Entre un et deux oui.
Il y a un décalage entre ce que perçoit le public et ce que vous faites vraiment.
C’est une profession qui s’est invisibilisée. On est plus discret. La dernière figure publique de producteur, finalement, c’est Daniel Toscan du Plantier. On le voyait sur les plateaux télé. Tout comme Claude Berri. Peut-être qu’il faut recommencer ce travail pour rappeler ce que nous faisons.
Lors de votre masterclasse, vous avez parlé de ligne éditoriale. Comment l’expliquez-vous?
Je fais des films sur ce que nous traversons socialement et sociétalement. Si on prend 120 BPM, c’est un film qui parle du collectif, du comment on fabrique du politique ensemble. Tout comme Eastern boys, qui brasse de sujets comme l’immigration. Ou Retour à Reims, sur la condition ouvrière. C’est un film d’archives et on s’est rendu compte qu’entre les années 1980 et 2000, il y avait un énorme trou de représentation cinématographique de cette classe sociale. Mais ça revient… Je crois qu’il y a un retour du cinéma engagé. Le cinéma doit rester un miroir de notre société. J’aime quand ça tape juste sur les questions contemporaines.
Il y a aussi une fidélité aux auteurs. Elle a commencé avec Eastern Boys de Robin Campillo il y a dix ans.
Quand j’ai rencontré Robin Campillo, cela faisait sept ans qu’il ne tournait plus. Il n’a pas rien fait entre temps puisqu’il a écrit les scénarios et monté les films de Laurent Cantet. Pour son long métrage Eastern Boys, il avait rencontré plusieurs producteurs mais le projet mais ne s’était pas fait. A l’époque, il avait un traitement, c’est à dire 20 pages de texte. J’ai accepté de le suivre. Ça n’a pas été facile car on a vraiment pas eu beaucoup d’argent. 1,3 million d’euros et les seules aides de Canal +, l’avance sur recettes, une région, un crédit d’impôt et une sofica. Mais aucun minimum garanti de la part des distributeurs ou des vendeurs internationaux. Or, ça a été un projet important pour Robin, car il marquait une rupture formelle par rapport aux Revenants, un film en 35mm. Là, on l’a tourné en 33 jours, avec une certaine urgence mais aussi une liberté pour Robin.
« On va faire un film de science-fiction ensemble. »
Ce qu’on retrouve dans l’esprit avec 120 battements par minute…
Je pense que c’est le film qui a permis à Robin d’aller vers 120 BPM. Il l’a souvent dit pour Eastern Boys : il s’est laissé envahir par les autres. Il était prêt pour un grand film collectif.
C’était un projet beaucoup plus ambitieux qui amène une autre vision de cette époque autour du Sida. Quand vous avez lu le scénario, quelle a été votre réaction ?
Alors, pour ce film, j’ai lu le scénario par étapes, parce que c’était un projet qui était dans la tête de Robin depuis longtemps mais qu’il ne voulait pas faire. On devait faire un film de science-fiction ensemble, et qu’on va faire maintenant d’ailleurs. De mon côté, je lui expliquai que ce n’était pas le moment pour un tel film. Le moment, pour moi, était politique. Il fallait s’adresser à la jeunesse. Ce qu’avait fait Act Up, il fallait le transmettre. Au-delà de la mémoire des disparus et de ceux qui se sont battus, il y avait surtout l’esprit du collectif et l’esprit politique, l’esprit de la danse et l’esprit de la fête. Robin est alors venu écrire dans mon bureau, et je découvrais le scénario page après page. Pendant un moment, j’avais une page par soir… Puis je l’ai lu dans sa globalité et avouons-le, c’est rarissime d’avoir un tel scénario entre les mains.
Mais alors comment ça se passe pour une société de production face à un tel projet : casting sans vedettes, durée assez longue, sujet engagé mais sombre, personnages majoritairement homosexuels dans une époque où on sortait des Manifs pour tous…
J’ai pris plus de risques en tant que productrice sur son dernier film, L’île rouge, que sur 120 BMP, avec un tournage à Madagascar.
Et une absence en sélection cannoise…
Je ne commenterai pas : la blessure commence tout juste à se refermer (sourire). Pour revenir à 120 BMP, ça s’est passé très sereinement. On l’a financé très vite et très bien. Rien ne nous a résisté. Même la région Ile-de-France qui avait refusé son aide une première fois, a accepté au second tour. France 3 l’a défendu jusqu’au bout, en le diffusant en prime avec une soirée thématique autour du Sida. Et après, le succès du film a rassuré tout le monde.
Pour L’île rouge, ça a été plus compliqué apparemment.
Tout à fait. Ça a été plus dur à financer. C’est un film de montage aussi, un film sensoriel qui passe par des micro-événements pour devenir des traces de découvertes, de ce monde caché pour l’enfant. C’était un film très difficile pour le montage… Robin a monté plus de 40 semaines, comme Justine Triet pour Anatomie d’une chute, qui a monté son film pendant 42 semaines. Au départ, Robin avait trois monteurs, puis finalement deux, parce que financièrement je n’arrivais plus à suivre… Après, c’est de la haute couture ce film. Il a inventé une façon de passer d’une image à l’autre, d’un événement à un autre.
« J’ai mis 67 personnes [dans l’avion], sans savoir quand est-ce qu’on allait rentrer. »
On comprend que le film a été un gros risque.
Ça été mon plus grand risque de productrice. Madagascar, cela faisait 35 ans que plus personne n’y mettait les pieds pour tourner un film. Il n’y a aucune infrastructure et, au milieu, il y a eu le covid. On a eu beaucoup de mal à obtenir les autorisations, y compris celles de voyager. J’ai du pressuriser nos partenaires en lançant le tournage sur une ancienne base aérienne près d’Orly et à Salon-de-Provence, sans avoir la certitude d’aller à Madagascar. J’avais bouclé trois semaines de tournage mais il en restait cinq à Madagascar. Or l’aéroport était fermé depuis deux ans. J’ai commencé une série de repérages en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Maroc… Robin a tout viré. Pour lui, ça ne pouvait être que Madagascar. Mes collègues me disaient : il va falloir que tu lui imposes, sinon tu vas y laisser ta chemise. Quand on engage de l’argent, on est obligé de finir le film, sinon on se surendetté et on coule.
Mais vous n’avez pas coulé.
Il y a eu un petit miracle. Un coup de fil où on nous confirme qu’on a les autorisations et qu’il y a des vols spéciaux, peu remplis. Il n’y avait quasiment que l’équipe dans l’avion d’Air France. J’ai mis 67 personnes à l’intérieur, sans savoir quand est-ce qu’on allait rentrer. Au moins on allait filmer. Mais trois jours plus tard, l’hôtel où on logeait a pris feu. Il y avait tout notre matériel. On a réussi à éteindre l’incendie, à sauver l’hôtel et, le matériel. Surtout ça a créé des liens très forts entre les deux équipes, la française et la locale. Au final, ça a été l’une des aventures les plus extraordinaires de ma vie de productrice. Sur ce film, tout résistait. Il y avait des forces contraires.
Le fait de ne pas avoir été choisi à Cannes aurait pu vous conduire à le placer pour Venise.
Venise, on les sentait très hésitants. Le film était prêt depuis longtemps, et, à l’origine, on voulait sortir en même temps que Cannes, pour profiter de l’événement. C’est un film exigeant. On était prêts. Alexandre Mallet-Guy [distributeur via sa société Memento, ndlr] a remarqué qu’il y avait un gros mois assez vide pour l’exploitation. Peu de film cannois sont sortis en salles en mai et juin : Jeanne du Barry, L’amour et les forêts… Et après eux, il n’y avait plus rien. On a fait ce pari de sortir fin mai. Avec 150 000 entrées, c’est un bon résultat, même si j’espérai un peu plus. Mais franchement, on l’aurait sorti à un autre moment, nous n’aurions pas pu atteindre ce score. On l’a quand même vendu à l’international, depuis le marché du film de Berlin en février. On continue à le vendre un peu. Mais évidemment, il manque l’élan cannois… Sur l’export, c’est essentiel.
Puisqu’on est à Cannes, parlons de votre première Palme d’or, Anatomie d’une chute, de Justine Triet.
Elle a toujours été à Cannes : La bataille de Solférino à l’Acid, Victoria en ouverture de la Semaine de la critique, Sybil déjà en compétition… C’est une championne.
« Dès lors qu’on n’a pas de casting, il y a un montant qu’on ne peut pas dépasser. »
Mais cette fois-ci, c’est une coproduction.
Tout à fait, je l’ai co-produit avec David Thion pour Les films Pelléas. Mais il n’a pas été difficile à produire. Justine était précédée d’une bonne reconnaissance : Sybil a quand même fait 390 000 entrées et s’est très bien vendu à l’international. Mais le processus d’écriture, avec Arthur Harari [son compagnon, ndlr] a été assez long. On s’est beaucoup vus durant un an et demi. Il y a eu le confinement, où ils ont été enfermés ensemble. Comme elle l’a dit à la cérémonie cannois, Justine a pris en otage Arthur. Et à la fin, c’était le scénario parfait, c’est une œuvre littéraire. Alors, ça peut arriver que le scénario soit sublime et le film raté, mais là encore, rien ne nous a résisté.
Il n’y a eu aucune réticence ?
Il y a eu quelques crispations de la part de nos partenaires : la durée du film [il devait faire trois heures, à l’origine, ndlr], le bilinguisme, le casting, puisque ce n’était plus Virginie Efira. C’est un plafond de verre dans le cinéma français. Dès lors qu’on n’a pas de casting, il y a un montant qu’on ne peut pas dépasser.
C’est combien?
6 millions d’euros pour celui-là. Mais grâce aux succès de Victoria et de Sybil, Le Pacte pour la distribution et MK2 pour les ventes, sont venus avec un engagement solide pour commencer le financement du film. France 2 a suivi par fidélité. Mais, c’est à noter, on est resté franco-français. On voulait donner à Justine le luxe de profiter de toutes les étapes de la fabrication du film, surtout après la post-prod très tourmentée de Sybil, entre le mixage en Belgique, sa grossesse… Là, elle a pu tout suivre, jusqu’au montage son, à l’étalonnage…
Et qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez lu le scénario la première fois?
Pareil que pour 120 BPM : je l’ai lu par bribes. Ce qui me fascine, c’est la précision de d’écriture et la qualité des dialogues. Il y a des moments où je pouvais fermer les yeux comme pour une pièce radiophonique. C’est un film de dialogues extraordinaire. Elle en avait peur d’ailleurs. Comment filmer la parole, notamment dans le tribunal. Elle trouvé ce dispositif à deux caméras, toujours en mouvement. Elle a quelque chose de très singulier dans sa mise en scène, même dans la façon de filmer un tribunal. On sort du classicisme, du champ contrechamp, avec des top shots, des plans très larges, des gros plans sur les visages. Elle a expérimenté beaucoup de choses sur le plateau. Elle refait les prises trente fois, des prises assez longues de plus de douze minutes, parfois un quart d’heure. C’est une manière de travailler assez intense, pour les acteurs comme pour les techniciens.
Et votre rôle c’est de la suivre, sans sourciller.
Sans aucun problème. Ça ne sert à rien de freiner la machine Triet. Il y a eu des heures supplémentaires. Elle a demandé plus de temps. Mais quand on voit la qualité des rushs qu’elle nous proposait, avec la qualité du jeu des comédiens, David et moi étions d’accord pour la laisser faire ce film incroyable. C’est une femme responsable et on était constamment en lien avec elle. C’est un film où on est resté très très en dialogue tout le temps. Justine parle beaucoup : sur le plateau comme avec ses producteurs. Elle partage tout.
« Je suis transfuge de classe. »
Comment avez-vous commencé ce métier?
Quand j’ai rencontré Gilles Sandoz [Maïa films, deux César avec Vénus Beauté et Lady Chatterley, ndlr] et que je me suis rendu compte que je produisais alors que je pensais que je l’assistais. J’étais déjà avec les mains dans le cambouis, en train de parler avec les réalisateurs de leur scénario, de leur note d’intention, j’étais chargée de monter les dossiers pour pour les emmener au financement. Mais finalement le dialogue artistique commençait déjà, je me rendais compte et la confiance qui m’était donnée. Puis j’ai commencé à déposer des scénarios dans les guichets sans lui dire, parce qu’il était occupé à droite à gauche.
Quel a été ce premier film?
J’aime regarder les filles de Frédéric Louf. Je lui ai demandé d’être créditée comme productrice. Il a fallu que je le demande. On ne me l’a pas donné.
Etape suivante, Les films de Pierre, la société de production de Pierre Bergé.
Il se trouve que le directeur de production de J’aime regarder les filles, Olivier Guerbois, travaillait en parallèle sur le documentaire Yves Saint Laurent – Pierre Bergé : L’amour fou, produit par Hugues Charbonneau pour Les films de Pierre. Faut restituer le contexte : Gilles Sandoz était en banqueroute permanente, et dès qu’un film rentrait en fabrication, on était obligé de s’associer à un producteur parce que les banques ne nous suivaient pas. C’est là qu’Olivier m’a parlé des Films de Pierre, qui cherchait à se développer mais sans avoir les clés. On s’est donc associé à eux pour J’aime regarder les filles. Comme j’en avais marre de cette précarité auprès de Gilles et que je souhaitais grandir dans le métier, j’ai choisi de rejoindre Les films de Pierre où je pouvais m’émanciper tout en ayant des garanties financières.
De fait, vous vous êtes installée dans le paysage rapidement.
Ils m’ont donné les clés. Je me suis trouvé un bout de bureau rue du Faubourg Poissonnière, avec un seul assistant, Olivier Capelli, qui est devenu producteur depuis [la société Les idiots, ndlr]. Quand Pierre Bergé est décédé après la sortie de 120 BPM. Je pensai que la boîte me serait léguée, mais les papiers n’avaient pas été faits, alors j’ai du la racheter en empruntant. Mais c’était une expérience riche.
Vous avez encore été la chercher votre place…
Concrètement, oui. Je suis transfuge de classe. C’est une histoire de Rastignac, ce roman d’apprentissage où on se déplace socialement ou géographiquement en permanence. On va chercher les choses. Je ne suis jamais rassurée. Rien n’est acquis.
« Il y a une uniformisation de la façon de produire qui nous vient des plateformes et que je ne sais pas combien de temps on va pouvoir résister. »
Puisque vous recommencez tout à zéro à chaque fois, est-ce qu’aujourd’hui c’est plus difficile de produire un film du milieu en France : Pascale Ferran alertait la profession sur ce sujet aux César en 2007?
Il y a aussi eu le rapport du Club des 13 initié par Pascale Ferran en 2008. Personnellement, je n’ai connu qu’un cinéma en crise. Je suis arrivée au cinéma sur un dépôt de bilan de mon employeur. Je n’ai fait que remonter la pente. On voit bien que les films coutent de plus en plus cher et qu’on a de moins en moins d’argent pour les fabriquer. Evidemment, ça dépend la typologie de films, mais ce que je fabrique moi, c’est toujours des films qui plafonnent entre 3 et 6 millions d’euros, et si on veut plus, ça nécessite quand même des contraintes de casting, de forme, d’écriture Je pense qu’on n’écrit pas pareil un film à 10 millions qu’un film à 3 millions. Il y a moins de liberté. Cependant, je ne pense pas que ce soit de plus en plus difficile. Je dirais qu’il faut être extrêmement vigilant à faire en sorte que ce système ne s’effondre pas.
Il est vraiment menacé?
Oui. On voit qu’il y a une uniformisation de la façon de produire qui nous vient des plateformes et que je ne sais pas combien de temps on va pouvoir résister. Je suis optimiste de nature : la France a un parc de salles extraordinaire, une fréquentation relancée depuis le covid… Il faut savoir qu’il y a des pays où le cinéma ne s’est pas remis sur pieds : en Allemagne, en Espagne, des producteurs et des distributeurs ont tout simplement disparu. Il y a des pays qui n’achètent plus les films, même à Cannes.
Même aux Etats-Unis, où le cinéma art et essai est désormais convoité par les plateformes plus que par les distributeurs en salles…
Exactement. Donc le monde change autour de nous. Il faut qu’on s’interroge sur la manière de nous adapter à ce nouveau système, ces nouvelles façons de consommer des images, ces modèles économiques par abonnement pour l’accès à une plateforme. Comment on valorise notre métier, la salle de cinéma… C’est là que nous devons encourager les pouvoirs publics à collaborer avec nous. Car il y a une petite tendance à se dire qu’il se passe des choses extraordinaires du côté de l’audiovisuel – et c’est vrai -, avec une multiplication des productions, et sans les aides publiques. Mais le système actuel est sain et simple et il produit de la diversité et de l’indépendance contre des grands groupes qui tendent vers l’uniformité. Il faut qu’on trouve un moyen de marcher sur les deux jambes : l’art et l’industrie.
« Une œuvre d’art, c’est la trace qu’on va laisser. »
Comment faire la différence entre les deux, selon vous?
Une œuvre d’art, c’est la trace qu’on va laisser. Toute cette production pour remplir des tuyaux, le produit culturel comme on l’appelle, c’est bien pour le divertissement – et j’en consomme -, mais il y a aussi l’œuvre d’art que l’on veut transmettre à la génération qui vient, qui nous transforme. Même la numérisation pose la question de la matérialité. Il n’y a plus rien de physique, de palpable. La disparition du DVD c’est un phénomène qui n’est pas anodin pour la mémoire de notre époque. Récemment, j’ai été voir les écrits de la Mer Morte et je me suis demandé ce qu’on allait laisser aux générations futures… Il y a des transmissions qui doivent se faire. Je suis l’héritière du cinéma et de la cinéphile et je n’ai pas connu de leur vivant les cinéastes qui l’ont fabriqué mais j’ai pu accéder, grâce à la conservation du patrimoine, à leurs œuvres. De même qu’il y a une différence entre la salle de cinéma et un écran chez soi, et les deux ne s’opposent pas. Ils peuvent cohabiter.
Mais on sent une distorsion dans les moyens.
Il faut qu’on soit défendu de la même manière par les politiques culturelles et les pouvoirs publics. Alors oui, l’audiovisuel rapporte beaucoup d’argent. Si bien qu’on entend dire que le cinéma coûte cher pour des films qui font 40 000 entrées et ne se remboursent pas. Mais rappelons que si un film de Laurent Cantet fait 30 000 entrées et celui de Robin Campillo en fait plus de 900 000, il y a un cercle vertueux qui fait que l’un rembourse l’autre. A l’inverse, est-ce qu’on trouve normal qu’une série comme Squid Game rapporte 900 millions de dollars à Netflix, et que son auteur a cédé ses droits d’auteur et n’a quasiment rien touché? Le danger c’est l’effondrement de ce système qu’on a mis des années à installer pour que les auteurs, les réalisateurs vivent de leur travail. La diversité des approches de financement permet la diversité des œuvres et la liberté des auteurs.
Sans parler de la polémique autour du discours de Justine Triet lors du palmarès du Festival de Cannes, selon vous, que faudrait-il faire politiquement pour sauvegarder l’exception culturelle?
L’exception culturelle est née de la politique, depuis Malraux et poursuivie par Lang, qui a été le dernier grand ministre de la Culture sur ce sujet. Ça a toujours été sa grande bataille, encore aujourd’hui. Le nerf de la guerre c’est de protéger nos aides publiques. ce sont des aides dynamiques, pas des impôts. Elles produisent de l’emploi. Rappelons que les aides en régions sont extraordinaires. Elles nous imposent d’embaucher des gens en région, de faire travailler l’économie locale, y compris les restaurateurs et l’hôtellerie. On y investit. C’est une dynamique économique et culturelle qu’il faut absolument préserver. Il faut donc protéger le CNC, cette maison qui est la nôtre, son autonomie, pour qu’elle ne tombe pas dans les mains du ministère de l’Économie. Si on ne pense qu’en termes d’économie et de rentabilité, on est cuits et on s’effondrera comme Berlusconi a tué le cinéma italien.
Le cinéma « sert à se forger une idée du monde ».
On parlait tout à l’heure du retour d’un cinéma engagé y compris au niveau de questions sociétales. C’est ce que vous produisez, puisque Anatomie d’une chute est aussi un film sur la condition des femmes aujourd’hui. C’est la voie que doit suivre le cinéma pour se différencier du divertissement de masse?
J’espère qu’on va tous se retrousser les manches. Le cinéma m’a élevée, m’a éduquée, m’a fait grandir. Il sert à se forger une idée du monde. Comment on le traverse, comment on peut agir dessus, comment on peut s’engager, comment on peut regarder l’autre, comment on peut accueillir la différence… C’est comme ça qu’on peut faire le lien avec le public.
Quels sont les récits que vous avez en projet, hormis le film de science-fiction de Robin Campillo?
Une coproduction avec Jean-Louis Livi : l’adaptation d’un roman de Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, par Léa Mysius. Il est en cours d’écriture. Pour la première fois, je fais un film d’animation co-réalisé par Gilles Marchand. Un film familial autour d’une enfant sauvage qui a réellement existé, Marie-Angélique Le Blanc. Là aussi, parce que ce genre de production est longue et difficile, je vais m’associer à un studio d’animation. Ça peut-être un gros groupe pour assurer la production déléguée, ce qui me rassurerait un peu. Actuellement il y a le film de Claire Burger, en post-production [Langue étrangère, ndlr]. C’est l’histoire de deux adolescentes lors d’un échange linguistique franco-allemand. Chiara Mastroianni et Nina Hoss incarnent les mères, respectivement pour la France et pour l’Allemagne. Et puis il y a le prochain Laurent Cantet et une série documentaire sur l’aventure du quotidien Libération… Et je co-produirai avec les Canadiens le prochain film de Monia Chokri qui se tournera en France. C’est un nouveau territoire qui s’ouvre. J’ai adoré Simple comme Sylvain à Cannes et la rencontre a été facile et évidente avec ses producteurs.
Mais ça fait beaucoup plus que deux films par an là…
(rires) J’ai un peu accéléré. Mais je pense que le prochain ne se tournera pas avant l’année prochaine. Là je suis dans une facette de mon métier qui est le développement.
Finalement, vous ne regrettez pas d’avoir emprunter pour racheter Les films de Pierre?
Pas du tout. Bien au contraire. J’ai encore plein de choses à faire, à apprendre. Je ne suis pas encore lassée de mon métier.