Broadway et Hollywood ne font pas forcément bon ménage. Les deux « industries » culturelles, l’une à New York, l’autre à Los Angeles, ne sont pourtant pas si rivales.
Avant de vous parler de leur nouvelle progéniture, Wicked, qui sort en salles le 4 décembre et devrait enchanter les spectateurs durant les fêtes (son box office en Amérique du nord affole déjà tous les compteurs pour une adaptation de Broadway), revenons un peu en arrière.
L’âge d’or du musical au cinéma
Très vite, avec le son, puis avec la couleur, et des artistes polyvalents, les studios californiens ont puisé dans le répertoire new yorkais pour produire des divertissements à gros budgets. D’abord avec le sacre du « musical » aujourd’hui considéré comme classique. Soit Show Boat, Brigadoon, Oklahoma!, South Pacific, Le roi et moi, Oliver!, Funny Girl, Hello Dolly! (actuellement sur scène au Lido 2 Paris), et le triumvirat indépassable, West Side Story (10 Oscars), My Fair Lady (8 Oscars) et La mélodie du bonheur (qui est toujours le 3e film le plus vu de l’Histoire).
Le genre évolue dans les années 1970, notamment avec l’arrivée de nouveaux créateurs (auteurs, compositeurs, chorégraphes) sur Broadway mais aussi l’émergence de cinéastes qui n’ont pas connu l’âge d’or d’Hollywood. Ainsi se succèdent Un violon sur le toit, le culte Cabaret, Jesus Christ Superstar, The Rocky Horror Picture Show (un peu désuet désormais mais toujours aussi drôle), La cage aux poules, The Wiz, Grease, et Hair. Et leurs hits dans les charts (de Dolly Parton à Quincy Jones) confirment l’intérêt du public pour ces œuvres.
Broadway n’intéresse plus Hollywood
Pourtant, les deux décennies suivantes vont connaître une équation paradoxale. Broadway affiche toujours complet (notamment grâce à l’émergence d’un nouveau type de musical où la scénographie et le drame dominent l’ensemble) mais Hollywood ne parvient plus à séduire le grand public avec ses adaptations. Annie et Chorus Line en sont les parfaites illustrations. Il faut patienter jusqu’à la fin des années 1990 pour que l’alchimie se reconstruise doucement (Evita, seul grand rôle de Madonna, Hedwig and the Angry Inch).
La magie ne refonctionne véritablement qu’au tournant des années 2000. Il y a quelques ratages commerciaux (Les producteurs, adaptation du film éponyme pourtant triomphante à Broadway), artistiques (avec l’effroyable adaptation du Fantôme de l’Opéra), commerciaux et artistiques (avec Rent, musical fabuleux, film désastreux).
Chicago et Abba ressuscitent le genre
Mais il y a aussi de vrais réussites. À commencer par Chicago en 2002 (et qui revient sur scène au Casino de Paris en novembre 2025). Depuis Oliver! en 1968, c’est le premier « musical » à être distingué par l’Oscar du meilleur film. Un bijou jubilatoire (et féministe) qui redonne confiance aux producteurs de films. L’irrésistible Hairspray (d’abord un film puis un musical puis un film musical adapté du musical) et le macabre Sweeney Todd confirment l’engouement. Le carton de Mamma Mia (et sa suite, en attendant un potentiel 3e opus) démontre qu’il y a toujours un public dès lors qu’on reste dans la case divertissement « haut de gamme ». La popularité de la rom-com ABBAesque a contribué vertueusement à remplir un peu plus les théâtres internationaux (ou karaokés géants) où se produisaient les troupes.
Cela n’empêche pas quelques échecs et les années qui suivent démontrent qu’un bon musical ne fait pas forcément un bon film, ni un gros succès (Nine, Rock Forever, Jersey Boys, une nouvelle version inutile d’Annie). Citons aussi La couleur pourpre (comme Les producteurs et Hairspray : un film, puis un musical, puis un film « musical »). Et citons surtout le four monumental (et prévisible) de Cats. Enfin que dire des déceptions comme Dreamgirls, Into the Woods ou Les Misérables (en version française actuellement au Théâtre du Châtelet à Paris), malgré leur relatif succès public, mais qui ont gâché cinématographiquement leur matériau originel (pour Les Miz’, on frôle même le scandale). Même Steven Spielberg, malgré la haute qualité de son West Side Story, n’a pas su séduire un large public.
Dans le même temps, Damien Chazelle a révolutionné le « musical » avec La La Land, en proposant un film original, sans passer par la case Broadway.
Wicked, retour réussi à Oz
Autant le dire tout de suite Wicked est au pire une exception, au mieux une renaissance. En tout cas, une belle réussite. Un an après Wonka, tiède, charmant mais un peu surdosé en glucose, c’est donc un autre prequel d’un film célèbre qui débarque pour opérer une magie de Noël. Ce n’est plus la jeunesse de Charlie et de sa chocolaterie, mais les origines du Magicien d’Oz qui nous sont contées. Un petit clin d’œil à Dorothy et ses compagnons apparaît furtivement sur la route en brique jaune au début du film. En attendant de revoir le personnage légendairement interprété par Judy Garland dans le second opus.
Car, pour être fidèle à la comédie musicale de Broadway (1,7 milliard de $ de recettes, 8200 représentations and counting) et West End (plus de 10 millions de spectateurs depuis 2006), le réalisateur Jon Chu (Sexy Dance, Justin Bieber : never say Never, Insaisissables 2, Crazy Rich Asians) a décidé de ne sacrifier aucune chanson (un bon point) et de respecter le livret construit en deux actes en filmant l’histoire en deux parties.
Cette première partie correspond au premier acte et se termine, comme pour le musical, par le hit « Defying Gravity ». Au passage, les auteurs du show et les deux premières interprètes d’Elphaba et de Glinda dans la création new yorkaise originale s’invitent dans le film pour le plus grand plaisir des fans.
Rivalités et sororité
Nous sommes donc avant l’arrivée de Dorothy au pays d’Oz. L’épouvantail et l’Homme de fer-blanc n’existent pas encore. Le lion n’est qu’un lionceau sauvé in extremis. C’est un univers « fantasy » qui se dévoile dans le long prologue, avec une Barbie qui a tout de Reese Witherspoon dans Legally Blonde, en « bonne fée » (Glinda) annonçant la mort aux Munshkins (cousins des Hobbits) de la méchante sorcière, peau verte répulsive et toute de noire vêtue (Elphaba).
Flash-back : comment en est-on arrivé là? C’est là toute l’histoire. Car Wicked prend le temps, sans ennuyer, de raconter l’évolution des personnages pris aux pièges de leurs ambitions et de leurs émotions, tout en étant coincés dans un enjeu qui les dépasse. À s’ajoute un jeu des apparences qui brouille la recherche de la vérité.
En soi, le récit de Wicked ne réinvente rien tant il puise dans de nombreuses influences contemporaine, esthétiquement et narrativement, de Harry Potter (l’université de Shiz, le vocabulaire créatif) à Maléfique (le personnage d’Ephalba), d’Alice au pays des merveilles de Tim Burton (le monde imaginaire) à La Reine des neiges (la relation entre les deux sorcières), en passant par la série Mercredi, produite par Tim Burton (la chambre à la fac partagée par deux personnes antagonistes).
Mais on se laisse envoûter avec délice dans cette histoire tragique, qui, en arrière-plan, dénonce l’oppression des minorités. Telle une ode clamant « Vive la différence! », le film accompagne chacun des revirements des personnages, tout sauf mièvres, ambivalents du début à la fin (et c’est ce qui les rend attachants et intéressants). Leurs réelles intentions, bonnes ou mauvaises, sont mises au défi par des arrières-pensées calculatrices, des sentiments contradictoires, et des colères ou frustrations qui ne demandent qu’à s’exprimer.
C’est bien parce que les deux actrices épousent parfaitement toutes les nuances de leur rôle qu’on s’intéresse à leur relation « confusionnelle » (oui, nous aussi on peut faire des néologismes comme au pays d’Oz). « Le rose et le vert se marient bien« …
Etonnante et subtile, Ariana Grande incarne la « parfaite » poupée aryenne, issue de l’élite du coin, princesse-influenceuse vaniteuse sans autre talent que de vouloir être le centre du monde. Une « bonne fée » pas si bonne. Mais peut-être pas si mauvaise non plus. Parfaite et sensationnelle, Cynthia Erivo hérite du rôle phare, fille indésirable du gouverneur, rejetée par tous à cause de sa peau, mais magicienne hypersensible, brillante et puissante. Une « méchante fée »? Vraiment? Le tout est de savoir si on naît « méchant », à cause d’une « malédiction », ou si on le devient, à cause des autres?
La force est avec elle
Wicked est apparu au début des années 2000, après les attentats du World Trade Center. En abordant le racisme, le rejet, l’autoritarisme, la surveillance généralisée, l’oppression des minorités, la destruction du vivant, la libre adaptation sur scène du roman de Gregory Maguire ne se doutait peut-être pas qu’il trouverait un écho amplifié deux décennies plus tard avec un monde encore plus à cran sur ces problématiques.
« Personne ne devrait être méprisé, ridiculisé » rappelle Elphaba. Avec la force en elle, la sorcière va choisir son camp, prête à se sacrifier pour sauver ce pays prêt à sombrer dans le côté obscur. Oui, il y a un peu de Star Wars aussi. Comme on l’entend : « Vous devriez enseigner l’Histoire au lieu de râbacher le passé« . L’ignorance et la propagande feront le reste pour faire croire que les gens et animaux jugés différents sont bons à mettre en cage.
C’est ce qui rend le film toujours aussi actuel. Et la réalisation de John Chu n’oublie pas la critique du professeur Dillamond à propos d’un devoir de Glinda : le fond compte bien plus que la forme. Même si celle-ci est très présente. Dans ce monde extrêmement coloré (noir, rose, vert et bleu en dominance), tout semble normalisé, des personnages (beaux rouquins, jeunes aux corps variés, handicapés et cosmopolitisme) aux décors (mix de village Disneyland et paysages Myazakiens). Quant à la mise en scène, elle s’attache à être efficace et classique entre deux scènes musicales et chorégraphiées.
Sur ce plan, notons quand même que la séquence dans la bibliothèque avec Jonathan Bailey (parfait prince bellâtre hétéro mais pas si niais), sur le tube « Dancing through Life », vaut plus que le détour. Scène pivot dans le scénario, elle permet de faire basculer le film dans la magie hollywoodienne des musicals d’antan.
À ce moment là, toutes les intrigues se mettent en place, tout comme les twists à venir. La privilégiée et la surdouée vont devenir les deux faces d’une même pièce. Avec un homme au milieu pour semer la zizanie malgré lui.
« Magnifiquement tragique »
Ça reste un film familial, avec ses pudeurs américaines (tous ces jeunes gens sont abstinents) et son aversion pour des sentiments adultes. Mais ce n’est pas un monde de bisounours non plus, tant les enjeux sont, sous forme d’allégorie, plus réalistes et inquiétants que ceux de grosses productions hollywoodiennes contemporaines. Plus proche du Seigneur des anneaux que des Marvel, en résumé.
Wicked, par son ambition, son ampleur et son efficacité, a su revenir à des fondamentaux dramatiques : davantage porté sur ses très bons comédiens (outre le trio star déjà cité, il y a Michelle Yeoh, Ethan Slater, Marissa Bode…), bien plus concentré sur sa narration que sur des effets inutiles, et le tout sans sacrifier la partie musicale.
Tout est fluide et nous emporte au fil des chansons et des retournements de situations. Wicked n’est finalement que le reflet d’une jeunesse en mal de respect et de reconnaissance, cherchant à trouver sa place en étant admiré dans la lumière ou engagé dans l’ombre.
La mauvaise réputation d’Elphaba est faite. La destinée de Galinda est incertaine. Le prince Fiyero Tigelaar a le cul entre deux chaises. Il reste à savoir si la suite tiendra toutes les promesses de ce premier opus, en restant sur les mêmes rails, ceux d’une authentique mégaproduction populaire qui enchante le spectateur sans le prendre pour un imbécile.
Des films transformés en musicals
En attendant la seconde partie, programmée dans un an, d’autres adaptations sont en cours de développement ou prêt à sortir comme Girl from the North Country, Beautiful : The Carole King Musical, le remake de Guys and Dolls ou encore Joseph and the Amazing Technicolor Dreamcoat (par le réalisateur de Wicked). Mais beaucoup de projets restent en stand-by ou ont été annulés. « Risky Business as usual ».
Ironiquement, la tendance est d’ailleurs plutôt inverse ces dernières années. C’est Broadway qui adapte Hollywood. Et ça remplit les caisses dans le monde entier. Disney a su profiter du filon : Le Roi Lion (toujours à l’affiche du Théâtre Mogador à Paris), Aladdin, La belle et la bête, Mary Poppins sont tous parmi les quinze plus grosses recettes historiques de Broadway. Rien que Le Roi Lion, champion toute catégorie, a rapporté 2 milliards de dollars en près de 11 000 représentations.
Spider-Man a été transposé (sans convaincre malgré une débauche de moyens), mais aussi Moulin Rouge (avec un énorme succès même si ce ne sont pas forcément avec toutes les chansons du film), Billy Elliott (une vraie réussite), Shrek, Sister Act, ou Dirty dancing (actuellement sur scène à Paris).
Amélie, Almodovar, un diable en Prada et autres hits
Mais pas seulement. Après le déjanté La petite boutique des horreurs et le populaire Saturday Night Fever, dans les années 70-80, après les excellents Sunset Boulevard et Les producteurs (transposé en France par Alexis Michalik il y a trois ans) dans les années 90, cette tendance est à la hausse depuis les années 2000. Des films aussi différents que Amélie Poulain, Femmes au bord de la crise de nerfs, Comment se débarrasser de son patron, Flashdance, Beetlejuice, Fame, Ghost, Footloose, Mme Doubtfire, Le mariage de mon meilleur ami, Muriel’s Wedding, Rocky, l’exquis Kinky Boots (by Cindy Lauper herself), Mean Girls, Little Miss Sunshine ou La revanche d’une blonde ont connu une deuxième vie. Certains très courte, d’autres un peu plus longue, comme Le diable s’habille en Prada (avec des musiques d’Elton John) qui se joue toujours à West End à Londres.
Derniers en date : La mort vous va si bien et Retour vers le futur, tous deux d’après un film de Robert Zemeckis, mais aussi Gatsby le Magnifique, et The Outsiders. Cependant, Broadway regarde déjà ailleurs : du côté des séries. Strangers Things débarque sur Broadway en 2025. Un nouveau filon à exploiter pour séduire une nouvelle génération.