The Brutalist : la quintessence de la beauté et la déliquescence de l’humanité

The Brutalist : la quintessence de la beauté et la déliquescence de l’humanité

Le cinéma américain n’est peut-être pas tout à fait dans les limbes. Que ce soit des productions coûteuses comme Oppenheimer ou Dune, ou des films d’auteurs indépendants tels Anora (6 millions de dollars de budget) ou Nosferatu, et même si nous avons quelques réserves sur tous ces films, on constate qu’une nouvelle vague apparaît à l’horizon. En attendant une éventuelle lame de fond, The Brutalist confirme qu’il existe un espace pour des scénarios singuliers, au propos ambitieux, portés par une mise en scène toute en magnificence et une expérience radicale.

The Brutalist prolonge cinématographiquement des œuvres récentes comme La zone d’intérêt (par son travail sur la forme), Les graines du figuier sauvage (par sa violence sous-jacente) et Tàr (par l’ambiguïté de son personnage, à la fois génial et autodestructeur, soumis et vaniteux). Ces films impressionnent par leur audace, leur ampleur et la complexité psychologique des protagonistes. Troisième long métrage du comédien Brady Corbet (les deux premiers ne sont jamais sortis en France), on ressort de cette épopée aussi lessivé qu’enthousiaste. Emballé à l’idée d’avoir vu une fresque tourmentée, où se mélangent tant d’inspirations et de sujets, avec une narration parfaitement fluide.

Image figée entre deux élans antagonistes

Après tout, ce n’était pas gagné pour ce modeste film (10 millions de dollars de budget, aucun distributeur avant sa projection à Venise, où il est reparti légitimement avec un Lion d’argent de la mise en scène), et qui a mis plus de huit ans à voir le jour (le Covid ayant interrompu la première pré-prod). Le résultat est un « monument » : 3h35 dont quinze minutes d’entracte. On peut y voir une photographie d’une famille, influencée par le travail de August Sander et de Roman Vishniac, agrémentée de la fantastique et dramatique musique de Daniel Blumberg, qui navigue entre Stravinsky, Arvo Pärt et Philip Glass.

Cet entracte n’a rien de superflu. Il marque une transition significative dans le récit, passant d’une représentation du rêve américain (« L’énigme de l’arrivée ») à une exploration des défis et des désillusions rencontrés par le personnage principal (« La quintessence de la beauté »), László Toth, incarné par Adrien Brody.

Toth débarque dans le chaos à New York, en 1947. La caméra tangue dans tous les sens, en plans très rapprochés. Le spectateur est en apnée. Puis on respire : la statue de la Liberté est en vue. À l’envers, en biais, couchée. Comme si on l’apercevait en étant allongé. La Liberté est bancale. L’Amérique n’a rien d’une terre promise. Il y a même un large fossé entre la propagande (vu à travers un film publicitaire vantant la ville de Philadelphie, symbole du monde moderne) et le réel : les immigrés, bienvenus, sont abandonnés à leur sort.

Visages de deux mondes éloignés

Pendant cinq ans, cet immigré hongrois et juif tente de s’intégrer. Progressivement, le film dévoile qui il est. Une star européenne de l’architecture, tendance Bauhaus, qu’on résumera comme un design minimaliste, épuré et imposant. Un style lui-même ambivalent, à la fois emblématique de dictatures (Hunger Games, Gattaca) et détesté par les néo-fascistes. L’homme est honnête, direct, sûr de son talent. Il incarne l’Europe, détruite, et l’art.

Face à lui, le destin lui place le chrétien Harrison Lee Van Buren (le grand retour de Guy Pearce), millionnaire pervers narcissique, qui se la joue mécène pour flatter son propre ego-trip. Il est fourbe, lunatique, arrogant. Il personnifie l’Amérique, nouvelle superpuissance, et l’argent.

La force du film est de ne jamais être manicchéen ni simpliste. Couche par couche, le scénario va entasser les espoirs, les amertumes, les frustrations, les rancœurs et les rêves pour aboutir à l’acmé de cette liaison toxique, où seule la domination compte. Tout cela ne sera déblayé que dans l’épilogue.

The Brutalist est brutal. En apparence. Car, malgré sa durée et sa dureté, il se révèle surtout comme un film hypersensible, soulignant les souffrances de chacun. Brady Corbet ne lésine sur aucun détail. Les décors subliment les séquences (de cette splendide bibliothèques aux carrières de marbre en Italie) et jouent un rôle psychologique notable. Tantôt ils étouffent les personnages, alors prêts à bouillir dans leur cocotte-minute, tantôt ils les écrasent en les réduisant pour ne devenir que de petits humains, renvoyés à leur humilité. Tout cela est accentué par des cadrages idoines qui placent les acteurs (au sens de ceux qui mènent l’action) dans des situations ou des paysages dont ils ne semblent pas pouvoir s’échapper.

Le scénario peut alors tout nous raconter. Ellipses et voix off suffisent même à donner la puissance nécessaire de ce qu’on nous montre. Un homme qui ne trouve jamais sa place sur ce nouveau continent, un chef d’entreprise qui ne se remet pas de la mort de sa mère chérie, la création d’Israël, l’antisémitisme rampant des chrétiens, l’humiliation permanente des dominants sur les dominés, la ségrégation des Noirs et le racisme (merveilleux Isaach de Bankolé), la misère des précaires et l’opulence des nantis, le poids des religions, jusqu’à l’assimilation, au reniement ou à la revendication, le communautarisme, etc. Brady Corbet et sa co-scénariste (et épouse) Mona Fastvold y ajoutent des zones d’ombres rarement vues au cinéma pour des films se déroulant dans ces années 1950 : l’opium et autres drogues à haute dose ou les films pornos.

Seul le sujet fondamental, c’est-à-dire celui qui a posé les fondations à tout ce que l’on voit, n’est finalement pas abordé, jusqu’au final. Ce n’est pas anodin et cela renforce même le film, qui puise ses références dans Exodus, Les Raisins de la colère, Metropolis, Citizen Kane, Fitzcarraldo ou encore The Fountainhead.

Le mieux est l’ennemi du bien

Le soin apporté à l’image – avec des références aux photographes Saul Leiter et Tina Barney – comme la finesse du récit donnent du sens et de l’intelligence à cette œuvre. En écho, il renvoie à There Will be Blood de Paul Thomas Anderson. Ici point de forage et d’or noir, ni de transe fanatique. Pourtant, cette obsession des deux hommes à vouloir construire un centre culturel et spirituel hors-normes, architecturalement novateur, artistiquement provocateur, les mènent aussi à la folie. Échecs et couleur mat. László Tóth importe d’Europe son modernisme. Il constate vite que les meubles américains sont moches, que les belles demeures ne sont que des répliques toc de leurs modèles aristocratiques britanniques. En acceptant une commande exceptionnelle qui peut lui permettre de déployer son génie, il sait qu’il peut « renaître » dans ce pays qui n’a aucun attrait. Il est là pour vivre, le plus librement possible, loin de l’Europe déchirée. Le chantier est si faramineux, l’ambition si démesurée, qu’il va sombrer dans une forme d’aliénation, d’obsession destructrice. La peur de l’inachevé et l’envie de perfectionnisme le conduisent dans un dédale où il risque de se perdre.

Adrien Brody n’a pas eu un tel rôle depuis Le Pianiste en 2002. Et hormis ses passages délicieux dans les films de Wes Anderson, avouons qu’il semblait un peu oublié. Formidable Tóth, il prouve une fois de plus qu’il est un homme de défis. Et il relève celui-ci avec brio. On pourrait d’ailleurs dire qu’il s’agit d’un film de revenants puisque, son opposé, Guy Pearce rappelle à quel point il était un talent prometteur (Priscilla folle du désert, L.A. Confidential, Memento) avant de jouer les seconds-rôles depuis près de vingt ans.

« Nous vous tolérons. »

Dans ce duo qui tourne au duel, il y a une femme. Une arme fatale pour celui qui s’érige en vertueux et qui n’est que vice. Felicity Jones, de retour après une pause de quelques années, hérite d’un rôle ingrat, a priori. Elle n’apparaît qu’au deuxième acte, handicapée. Épouse de l’architecte, intellectuelle brillante, femme clairvoyante, on ressent tous les obstacles qu’elle a du affronter et surmonter avant de pouvoir retrouver son mari adoré. Elle est un phare au milieu de la nuit. Mais aussi celle qui va mettre en lumière toutes les horreurs et humiliations subies jusqu’à les dénoncer dans un clash violent aux conséquences tragiques.

Il faut bien effacer l’horreur et réparer les erreurs. The Brutalist se construit comme son bâtiment : sans compromis, avec peu de concessions. Et si ce chantier semble interminable, il n’en est rien du film. Tout file même assez vite. On peut reprocher quelques incohérences dans l’usage des langues (pourquoi un couple hongrois échange en anglais?), quelques irréalismes (notamment cette scène abjecte après une fête en Italie, mais bien trop fugace pour être crédible). Reste que tout est maîtrisé, sans temps morts.

Au fur et à mesure que nous avançons dans le temps et dans le film, les deux hommes apparaissent de plus en plus vulnérables dans cette débâcle annoncée. L’industriel ôte ses masques un par un, jusqu’à révéler sa vraie nature, aggressive, violente et instable. Au point de commettre l’irréparable (et l’impensable se dit-on) que seul l’amour d’une femme peut condamner et ainsi, l’envoyer en enfer.

Démiurge et despote

Car le film ne traduit finalement qu’une série de traumatismes. L’impuissance sexuelle et les addictions à la drogue de Tóth se conjuguent avec les déviances sexuelles et le sentiment de domination des Lee Van Buren père et fils. Les immigrés hongrois se sentent étrangers partout, tout en essayant de s’adapter à leur nouvelle vie. Les Américains, ex immigrés colonialistes, ferment les yeux, les détournent ou les font baisser, selon leur degré d’hypocrisie et de cynisme. Ils assoient leur puissance (morale, sexuelle, financière) en ne s’embarrassant d’aucune contraintes ni de consentements.

Si l’on est tant captivé par cette histoire, c’est bien grâce à sa mise en scène quasi immersive et ses plans significatifs. Il ne s’agit pas d’héroïser ou d’idéaliser qui que ce soit, mais bien de montrer, de façon presque misanthrope, la capacité de l’humain à jouer les proies ou les prédateurs. Brady Corbet, décidément très critique sur cet American Dream vanté à l’époque, ne cache pas son empathie pour les artistes et les intellectuels, ces « anarchistes », face aux capitalistes. Une parabole évidente de ce que lui-même subit à Hollywood.

Finitions délicates

On peut aussi établir un parallèle aisé entre la construction d’un bâtiment et la fabrication d’un film, entre l’architecte et le cinéaste. Mais ce serait réduire The Brutalist à sa surface. La profondeur est ailleurs. L’essence même du jeu d’Adrien Brody est de donner une dimension spectrale à l’œuvre. Il est son propre fantôme, tentant de se rendre visible aux yeux des autres. Il est un amoncellement de douleurs enfouies, une détresse qu’il déterre et tente d’ériger par dessus les gravas de son passé un autel pour un avenir meilleur. Or, comme le dit si bien son épouse, qui paraphrase Hamlet, « Tout est pourri dans ce pays« , des paysages à la nourriture. Elle aussi doit se confronter à la souffrance, physique. Et dans cette fuite, pour exorciser le mal ou au moins l’atténuer, il n’y a le choix qu’entre des placebos périlleux (l’injection de drogue soulageante) ou la vérité vindicative (la libération de la parole).

Il s’agit non pas de pardonner ou de racheter d’éventuels péchés. Laissons plutôt moisir ce royaume sans passé, ternir cette fausse splendeur des Harrison. Ce n’est pas vers cette finalité que le film nous emmène.

L’épilogue prend place à Venise, en 1980, lors de la Biennale d’architecture. C’est le temps de l’expiation, et de l’explication. On célèbre László Toth. Sa nièce, Zsófia (Raffey Cassidy), est chargée du discours. Le film s’ouvre avec elle, silencieuse lors d’un interrogatoire en Hongrie. Elle est toute aussi mutique durant ses premières années en Amérique. Elle aussi porte sa charge de douleurs sur ses épaules. Elle aussi déteste ce pays d’adoption, au point, finalement, de vouloir vivre ailleurs. La voici moins réservée, plus en confiance, sous les traits d’Ariane Labed, qui a la lourde responsabilité de clore le film. Les mots pour dire les maux.

Dans un grand renversement de la narration, tout s’imbrique naturellement. L’architecture a une âme mais quid de l’architecte? On comprend alors le périple de Toth, de Buchenwald à Philadelphie. Des camps de la mort à la survie sans saveur au service de privilégiés profiteurs de guerre. On saisit aussi tout ce qu’il a du encaisser, endurer, à commencer par l’ignorance des atrocités nazies et la non assistance à peuple en danger. On voit bien, évidemment, que personne n’a été à la hauteur de son désespoir, de son chagrin, de ses hantises. Car, c’est ça, The Brutalist. Un film sur ce qui nous hante – la guerre, la mère, la vie d’avant, le jugement dernier – et qui nous hante.

Durant cette rétrospective en images de l’œuvre de l’architecte, Brady Corbet, par l’intermédiaire de cette nièce sanctifiée, fait le lien entre les belles constructions et l’inspiration de son architecte. Ce qui nous traumatise nous influence. En beau ou en mal.

« L’important est la destination, pas le voyage« . Ultime retournement sémantique. Le cinéaste nous a proposé un immense trajet à travers l’après-guerre mais, pour lui, et a fortiori pour nous, c’est bien cet épilogue qui, seul, compte. La démonstration que, pour parvenir à sa fin (à ses fins?), l’important c’est d’aimer. Et de créer.

The Brutalist.
Festival de Venise 2024
Durée : 3h35 (avec entracte de 15mn)
Sortie en salles : 12 février 2025
Réalisation : Brady Corbet
Scénario : Brady Corbet et Mona Fastvold
Image : Lol Crawley
Musique : Daniel Blumberg
Avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn, Raffey Cassidy,
Ariane Labed, Stacy Martin, Isaach de Bankolé, Alessandro Nivola
Distribution : Universal Pictures France